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Retour à Dien Bien Phu

Il y a cinquante ans, dans cette cuvette au nord-ouest du Vietnam, l'armée française était défaite. Le site est désormais ouvert au tourisme.

DIEN BIEN PHU - A la verticale, la couche de nuages une fois traversée, le spectacle est superbe et révélateur. Des montagnes à perte de vue, tous azimuts, et, juste au-dessous, comme une anomalie, la célèbre "cuvette" de Dien Bien Phu. Première surprise, de taille : les militaires ont imposé et l'histoire a retenu un terme curieusement réducteur. La cuvette est en fait un bassin de près de cent kilomètres carrés. Une longue flaque verte. De ce vert cru qui distingue les rizières.

Hermétiquement fermée de tous côtés par une barrière montagneuse couverte par la forêt, voilà cette vallée perdue. Pour les Français, ô combien "perdue"... Seconde surprise : une ville s'étend sur la partie nord de la vallée. De nombreux chantiers indiquent qu'elle est en plein développement. Quand, fin 1953, le corps expéditionnaire français installa ici, en creux, une étrange forteresse, il n'y avait qu'un petit village, quelques maisons de bois sur pilotis, telles qu'on en voit toujours alentour dans les hameaux de l'ethnie thaïe, majoritaire dans cette région reculée, aux confins du Laos. Aujourd'hui, Dien Bien (Phu veut dire district) compte près de quarante mille habitants.

C'est donc là qu'il y a un demi-siècle l'armée française a subi l'une des plus cruelles défaites de son histoire. D'autant plus cruelle que les Français avaient choisi l'endroit pour tendre un piège aux forces du Vietminh d'Ho Chi Minh et que celui-ci s'est refermé sur eux. Cet échec retentissant a sonné le glas d'un empire colonial. A partir du 20 novembre 1953, les Français acheminent par avion hommes, matériel, armes et munitions à Dien Bien Phu. Cette noria aérienne a fonctionné pendant quatre mois pour fonder, ravitailler et renforcer le camp retranché. A Hanoï, on démontait canons et blindés pour les remonter à destination.

Sous le signe de la bicyclette

Aujourd'hui, un char français gît encore au bout de la piste de l'aéroport de Dien Bien, celle-là même - refaite après sa destruction durant la bataille - qui était au cœur du dispositif militaire français. Avec l'aérogare flambant neuve pour accueillir touristes du souvenir et participants aux cérémonies d'anniversaire, elle jouxte désormais une ville champignon qui ne cesse de grossir. Entre deux avions, la piste de l'aéroport est aussitôt réoccupée par de nombreux cyclistes qui prennent un raccourci entre la cité et ses faubourgs. Le Vietnam vit sous le signe de la bicyclette. Si les Vietnamiens sont de plus en plus motorisés, grâce à l'ouverture économique autorisée par le régime communiste, le vélo reste un véhicule à tout faire, souvent équipé de gros paniers de bambou tellement chargés qu'on doit pousser l'ensemble à pied.

C'est avec des engins pareils que les hommes du général Vo Nguyen Giap ont apporté à travers la jungle tout le nécessaire au siège de Dien Bien Phu (un de ces vélos trône dans le musée local) comme, plus tard, à la guerre dans le Sud, contre les Américains. L'artillerie du Vietminh, puis les moussons, la mise en culture intensive de la vallée et l'extension de Dien Bien ont effacé l'essentiel du réseau de boyaux et casemates qui constituaient le centre de la forteresse enterrée des Français. Seuls subsistent, çà et là, un canon, des blindés et le PC souterrain du colonel de Castries (nommé général durant la bataille).

Devoir de mémoire

Bien sûr, sont encore visibles, tout autour, ces "collines" qui, fortifiées, servaient de points d'appui et portaient de doux prénoms féminins : Isabelle, Gabrielle, Béatrice, Eliane, etc. Des buttes plutôt que des collines, magnifiées par le souvenir, mais dont certaines disparaissent presque parmi les constructions modernes.

Eliane n'est haute que d'une vingtaine de mètres, guère plus que les tecks qui s'y dressent à présent. Casqué, un vietnamien nettoie une tranchée française... Mais son casque est de plastique et son devoir de mémoire. Si Dien Bien est un chantier, Eliane aussi. Pour le cinquantième anniversaire, on rénove à grands frais, jusqu'aux glacis de barbelés. Les sacs de sable sont reproduits en ciment. Un énorme cratère fait également l'objet de soins attentifs tant il prouve l'âpreté des combats : les soldats vietnamiens avaient creusé sous "Eliane" une longue galerie et y ont fait exploser plus de 900 kg de TNT, quelques heures avant que la garnison française ne soit définitivement submergée, le 7 mai 1954. Même du sommet d'Eliane, la position retenue par les Français semble absurde, dominée et non pas dominante. La ligne de crêtes s'élève à six ou sept cents mètres au-dessus de la vallée. En février 1954, bien avant la bataille, l'envoyé spécial du Monde, Robert Guillain, écrivait : "Le fond du stade est à nous ; les gradins des montagnes sont au Vietminh." Le reporter était "assailli" par "l'impression d'être encerclé, encagé, cerné" et "d'être vu de partout" par un ennemi caché "derrière le rideau des forêts".

On ne pouvait mieux décrire les conditions d'une défaite. Les officiers supérieurs français surestimaient leurs forces et sous-estimaient celles du général Giap. Lorsque ce dernier donna l'assaut, le 13 mars, il disposait d'environ cent mille hommes face aux douze mille du camp retranché. Son artillerie se révéla beaucoup plus nombreuse et efficace que prévu. Les Français tiraient souvent à l'aveugle, l'ennemi ayant l'art du camouflage, et leurs avions, venant de Hanoï, étaient à court de rayon d'action, gênés de surcroît par une météo capricieuse. Surtout, les combattants du Vietminh manifestaient une détermination incomparable devant une garnison "coloniale" en grande partie composée d'autres Vietnamiens, de Marocains, d'Algériens et de Sénégalais.

Au pied d'"Eliane" se trouve l'un des cimetières militaires vietnamiens. Presque toutes les tombes sont anonymes. On estime à près de dix mille le nombre des Vietnamiens tués pendant la bataille. L'armée française compte 1 750 morts dans ses rangs mais, sur les 10 863 prisonniers faits par le Vietminh, la plupart décéderont en captivité. La France ne récupérera que 3 290 rescapés, quatre mois plus tard, après les accords de Genève, qui devaient consacrer l'indépendance du Nord-Vietnam.

Ils se sont embrassés

Non loin d'"Eliane", au milieu d'un jardin impeccablement entretenu, un sobre monument a été érigé par un ancien de la Légion étrangère, vétéran de la bataille, à la mémoire de tous ses camarades de l'armée française tombés à Dien Bien Phu. Comme dans le cimetière vietnamien, des poignées de bâtons d'encens y sont fréquemment déposées. Cinquante ans après, ce geste discret de solidarité rappelle le témoignage d'un jeune guide, employé d'un office vietnamien de tourisme, qui incite les Français à faire le pèlerinage de Dien Bien Phu. Tran Viet Phuong, 30 ans, a récemment accompagné une trentaine d'anciens légionnaires qui ont rencontré par hasard un vétéran du Vietminh, installé dans la région après la bataille. "C'était très émouvant, raconte le guide, car les Français et le Vietnamien se sont embrassés, en pleurant."

Deux guerres qui n'en font qu'une

Dans la cour du Musée d'histoire militaire, à Hanoï, un énorme amoncellement, pêle-mêle, de débris d'engins français et américains - avions, chars, canons, missiles - forme un monument aussi singulier que symbolique. Pour les Vietnamiens, les deux guerres, contre la puissance coloniale française (de 1945 à 1954), puis contre les Etats-Unis et leurs alliés du Sud (jusqu'en 1975), n'en font qu'une, celle de la réunification et de l'indépendance complète. La visite de ce musée assez rudimentaire, à l'image d'une armée pauvrement équipée au regard de celles affrontées, est quasiment nécessaire à qui se rend à Dien Bien Phu. On mesure mieux les perspectives de la bataille, et une grande maquette lumineuse en reproduit très nettement les différentes phases. Notamment, on voit comment, en creusant dans la vallée tout un réseau de tranchées camouflées, les soldats du Vietminh ont pu approcher et cerner les lignes françaises. Le commentaire est disponible en français et a le mérite d'être factuel, montrant la cruauté de ces conflits.

Le Monde - 17 Mars 2004.