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Les silences de Diên Biên Phu

Vietnamiens et Français taisent encore les souffrances, déchirements et fêlures de ces années-là.

Il y a cinquante ans, après cinquante-six jours de bataille, un grand silence se fit sur les collines de Diên Biên Phu. Elles avaient des noms de femmes, caressants comme les brumes du pays tay ; certaines avaient été prises et reprises, et leur terre labourée par les obus avait été irriguée de sang. Des années plus tard, elles cracheraient encore des débris d'hommes et des chaussures boueuses. Pour l'histoire, cette vallée autrefois heureuse resterait le tombeau symbolique des quelque soixante mille morts français de la guerre d'Indochine.

Les hommes avaient reçu l'ordre de décharger leurs armes dans cette terre rouge ; déjà on avait détruit les armes lourdes et les deux derniers chars en service. Dans les PC, on brûlait les archives. La nuit d'avant, la radio viêtminh avait diffusé le Chant des partisans et certains des soldats français qui, jeunes hommes ou même encore adolescents, avaient dix ans plus tôt participé aux combats pour la libération de leur pays, avaient eu le coeur déchiré : «Ami entends-tu le vol noir des corbeaux dans la plaine... Ami entends-tu le cri sourd du pays qu'on enchaîne...»

Le lieutenant-colonel Langlais se trouva seul dans le PC du colonel de Castries, ce cavalier si peu fait pour commander un camp retranché. Les deux hommes qui ne s'appréciaient pas s'étreignirent un instant comme deux soldats vaincus ; le commandant Bigeard, dont la présence et les faits d'armes avaient à eux seuls fait croire à la victoire, glissait déjà dans sa botte une carte en nylon pour préparer son évasion ; beaucoup d'hommes fumaient, les yeux perdus ; certains pleuraient seuls. Puis on entendit une clameur, un piétinement ébranla la terre : la défaite des uns était la victoire des autres, l'humiliation des Français le triomphe des Vietnamiens. Une seule et même réalité pourtant : les deux faces de la médaille.

«Né par inadvertance à Saigon (Cochinchine) en 1914» : c'étaient les premières lignes de la biographie de mon père. Pour moi, né deux ans après Diên Biên Phu, j'ai longtemps eu du mal à découvrir pourquoi, quand on évoquait ce nom-là, beaucoup d'yeux se remplissaient de larmes. Je lisais les dates des désastres militaires français dans nos livres d'histoire mais, comme toute ma génération et les suivantes, mon expérience personnelle de la défaite se limitait à un match de football, le France-Allemagne de 1982, souvenir dérisoire mais intense qui me donnait une idée lointaine, un écho étouffé de la honte silencieuse et rageuse des vaincus.

Il me fallut bien des années avant de me rendre au Vietnam pour la première fois. Aussitôt, je me mis à traquer des fantômes, à faire parler des anciens des deux bords. Ce qui me frappa et ne me lâcha plus : l'impression que ce silence d'après bataille n'avait au fond jamais cessé, qu'il avait envahi jusqu'à la mémoire des uns comme des autres.

Cela peut sembler surprenant et paradoxal pour les Vietnamiens. Diên Biên Phu est pour eux un nom de triomphe, qui évoque la victoire et l'indépendance, désigne des avenues, inspire des monuments, des cérémonies, des reconstitutions et j'en oublie. Pourtant, si l'on passe derrière le tintamarre des célébrations et qu'on entre dans l'histoire des hommes, on découvre une vérité plus secrète. Il y a d'abord la familiarité de la langue. Longtemps interdite, la langue française est pour les anciens ce qui reste de charnel dans le lien entre les deux peuples. Un colonel de l'armée viêtminh m'a raconté qu'il lisait Bonjour Tristesse dans les tranchées de Diên Biên Phu, tandis qu'un de ses camarades traduisait Baudelaire en vietnamien. Il n'est pas certain qu'autant d'amour de la culture française ait trouvé son pendant en face, chez ceux-là même qui étaient censés en être le rempart.

Mais il y a plus : les fêlures intimes de chagrins nés dans ces années-là et qui durent encore. Seule la morale des vainqueurs désigne la ligne claire entre les héros (ceux de la guerre d'indépendance contre les colonialistes français et les impérialistes américains) et les autres, qu'on appelait alors viêt-gian : traîtres. Dans la tranquillité d'un intérieur délabré, sous l'autel des ancêtres, des vérités plus douloureuses et complexes apparaissent : elles disent que selon le lieu où l'on se trouvait alors, selon le métier du père, le quartier de la ville, la simple chance, on s'est trouvé jeté d'un côté ou d'un autre, sans savoir alors que de ce quasi-hasard d'origine dépendrait toute une vie ; elles disent que les fêlures passent dans les mêmes familles, où tel oncle a été combattant de la libération tandis que tel autre était interprète des Français, tel philosophe «officiel» et tel poète maudit. Ces déchirements sont à l'origine des exils, des morts tragiques, des emprisonnements dont des millions de Vietnamiens ont été victimes au long du dernier demi-siècle. Dans un régime qui fait maintenant la place au capitalisme sauvage, le silence reste la marque du communisme : ces vérités de demi-jour ne se disent qu'à voix basse et sans témoins, «entre amis», comme disent les Vietnamiens. Face à leur histoire, les Vietnamiens cachent les souffrances qui ne se disent pas, les colères et les peurs inavouables.

Chez les Français, l'origine du silence est plus facile à comprendre : les vaincus se taisent. Rangés dans les oubliettes d'une guerre menée pour une cause que personne ne songe plus à défendre, la plupart d'entre eux se contentent de finir leur vie en ne répondant pas aux questions que leurs enfants ne leur posent pas. Du malaise sans fin de la guerre d'Algérie a surgi la seule question à laquelle les obsédés du bien rétrospectif les pressent de répondre : avez-vous torturé, oui ou non ? Certains ont torturé, on le sait depuis longtemps, on connaît les villages brûlés en représailles, les viols... Pour leur défense, ils n'ont plus le refuge de cette devise de soldat si souvent et justement citée par Pierre Schoendoerffer : «J'ai fait ce qu'un soldat a l'habitude de faire. Et pour le reste, j'ai fait ce que j'ai pu.» Faire «ce que l'on a pu» ce n'est pas toujours faire ce que l'on a voulu, et encore moins ce dont on avait rêvé. Et pourtant, du rêve, il y en avait eu.

Chez la génération des humiliés de juin 1940, l'Indochine fut la première destination où des jeunes gens assoiffés d'idéal, d'aventure et de revanche furent invités par les meilleurs d'entre eux ­ De Gaulle et Leclerc d'abord, De Lattre plus tard ­ à «rétablir la France» dans son empire et sa fierté. Chez certains d'entre eux passait le souvenir imprécis de ces aventuriers qui inspirèrent le Malraux des Conquérants. Très vite, ils découvrirent une réalité simple : ils n'étaient pas les bienvenus. Ils se battaient pourtant, de moins en moins persuadés par les causes qu'en peu d'années on leur donna comme cache-misère : après la grandeur de la France ce fut celle du Vietnam «libre», celle de la lutte contre le communisme. «L'homme d'honneur, écrivit De Gaulle, paie ses dettes de son propre argent.» Très vite, la guerre française du Vietnam fut financée par les Américains : si nous avions eu de l'honneur, nous n'avions plus d'argent. Il ne nous restait que du sang à donner.

Au fil de l'enlisement, dans cette guerre que l'on savait ne pouvoir être gagnée, dont l'absurdité s'imposait au quotidien, des hommes continuaient à mourir sans plus s'imaginer que c'était pour quelque chose. Ils ne recouraient qu'à des mots simples, ceux de toutes les guerres : les salauds d'en face, les copains. Dans l'étrange enchaînement qui amena au choix de Diên Biên Phu pour attirer les Vietnamiens dans une bataille qui se voulait décisive et qui le fut en effet ­ mais pas comme on l'entendait ­ on peut avoir le soupçon qu'un architecte du destin des hommes fit malicieusement le choix d'un lieu propre à une tragédie. Le général Giap mena sa bataille ; très vite, les généraux français, qui s'étaient toujours tenus à distance, s'étripèrent pour démontrer que ce n'était pas la leur. Là-bas, chaque jour, des dizaines d'hommes mouraient. Et chaque nuit, d'autres hommes sautaient pour prendre leur place. Conscients que bataille se perdait, des hommes furent volontaires pour aller secourir leurs camarades pour la seule raison qu'ils étaient seuls et qu'ils allaient mourir. Jusqu'au bout il y eut plus de volontaires qu'il n'y avait de rotations de Dakotas ; la plupart allaient connaître un peu enviable baptême de parachute : à deux ou trois heures du matin, dans la lumière des balles traçantes, largués à 250 mètres du sol avec une chance sérieuse de tomber dans les barbelés, ou bien du mauvais côté. Ainsi, pour la dernière fois dans une longue histoire, des hommes qui n'avaient plus de ferveur choisirent le sacrifice sans grands mots ni discours : c'était cela, alors, leur façon de faire «ce qu'ils pouvaient».

La cruauté paradoxale de l'histoire est que dans l'honneur perdu de leur pays, ces hommes-là furent les seuls à incarner l'honneur. De Gaulle les avait envoyés se battre et mourir pour une «certaine idée de la France» et comme leurs pères avant eux, ils la payèrent du prix du sang, de leurs blessures, de leur amertume et de leur solitude. Il est injuste et cruel que leurs enfants ne les reconnaissent pas pour leurs pères : s'ils meurent dans cet oubli, ce mépris, nous les emporterons avec nous et nous les porterons dans nos os, nous en transmettrons la souffrance à notre tour.

D'une amie vietnamienne, je savais qu'elle était arrivée, enfant, en France vers la fin de 1954. Je lui demandai les raisons de son exil. «J'en ai parlé à ma mère, me répondit-elle. Mais elle disait seulement : "On est en vie, et puis c'est tout".» Le soir, j'avais au téléphone un ancien de Diên Biên Phu que j'avais sollicité et qui m'avait demandé de le rappeler trois jours plus tard. «J'ai bien réfléchi, me dit-il. Je n'ai pas trop envie de parler de ces choses-là.»

Georges Boudarel aussi j'avais voulu le voir, le honni, le traître, passé de l'autre côté et devenu instructeur (et non pas tortionnaire, comme on l'en accusa injustement) pour le Viêtminh dans un camp de prisonniers français. «Les morts français du camp, avait-il écrit, je les ai sur le coeur mais pas sur la conscience.» La phrase était étrange ­ comme si le coeur et la conscience d'un homme marchaient sur courant alternatif. J'y entendais un regret poignant, le commencement d'un aveu peut-être, dont il ne parlerait plus : il était devenu aphasique. Français ou Vietnamiens, les silences de Diên Biên Phu n'ont pas fini de nous hanter.

Par Antoine Audouard - Libération - 10 Mai 2004.