Diên Biên Phu, la fin des illusions françaises
Il y a cinquante ans, les troupes menées par le général Navarre tombaient dans le piège tendu par le Vietminh. Aujourd'hui, la génération des témoins quitte la scène, ouvrant la voie à une confrontation apaisée entre la France et le Vietnam
Une défaite peut naître d'une victoire. Pour comprendre Diên Biên Phu, il faut se rappeler Na-San. Cette bataille, gagnée par l'armée française, explique l'autre, soldée par un désastre. Dix-huit mois les séparent. Dix-huit mois mis à profit par le général Giap, commandant en chef des troupes du Vietminh, pour tirer les leçons de son échec, tandis que le haut commandement français s'enfonçait dans ses certitudes.
Située au sud-ouest de Hanoï, capitale du Tonkin, la petite ville de Na-San («Petite Rivière») offre, en 1952, l'avantage de posséder un terrain d'aviation. Le général Salan, commandant en chef du corps expéditionnaire en Indochine, charge le colonel Gilles d'y aménager une base aéroterrestre où se regroupent notamment des fantassins et des parachutistes de la Légion étrangère.
Dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre 1952, Giap lance à l'assaut du camp retranché de Na-San l'une de ses meilleures unités, la division 312. Attaques et contre-attaques se succèdent les jours suivants. En vain. De guerre lasse, Giap ordonne le repli de ses troupes. Pour la seule nuit du 1er au 2 décembre, le Vietminh a perdu 3 000 hommes, tués ou blessés.
L'année suivante, le général Navarre remplace Salan au commandement en chef. Pour barrer au Vietminh du Laos, État membre de l'Union française, il décide d'aménager une base analogue à celle de Na-San, mais plus imposante, à la frontière de ce pays et du Tonkin, à 300 km de Hanoï. Ce sera Diên Biên Phu. Navarre calcule que Giap, s'il s'y frotte, viendra s'y casser les reins. Ainsi le gouvernement français, que dirige alors Joseph Laniel, se trouvera-t-il en position de force pour régler le problème indochinois par une négociation internationale dont il a admis le principe.
Une cuvette de seize kilomètres sur neuf, pourvue d'un aérodrome et entourée de collines recouvertes par la jungle : voilà Diên Biên Phu. Le 20 novembre 1953, Navarre déclenche l'opération Castor : six bataillons de parachutistes reprennent le contrôle de la cuvette et de l'aérodrome. Les jours suivants, un pont aérien renforce la garnison qui, pendant toute la durée de la bataille, verra passer plus de 15 000 hommes (légionnaires, parachutistes, tirailleurs nord-africains, troupes autochtones) placés sous le commandement d'un officier de cavalerie de cinquante et un ans, le colonel Christian de Castries. L'artillerie est commandée par le colonel Piroth.
Stratégiquement inspirée par Na-San, la base de Diên Biên Phu n'en est cependant pas la réplique exacte. Celle de Na-San, bastion circulaire pourvu de blockhaus, avait été installée sur un plateau. A Diên Biên Phu, l'aérodrome, censé recevoir en cas d'attaque massive 100 tonnes par jour de vivres, de munitions et de matériel, est situé dans une vallée entourée de points d'appui séparés les uns des autres et pourvus de prénoms féminins. Au nord, Gabrielle, Béatrice et Anne-Marie. De part et d'autre de la piste principale, Huguette, Claudine, Dominique et Éliane. Au sud, en protection d'une piste secondaire, Isabelle.
Les troupes seront-elles assez nombreuses pour repousser une attaque massive du Vietminh ? Le commandement s'en dit persuadé : selon lui, la situation géographique de Diên Biên Phu et les difficultés d'accès par voie terrestre limiteront les capacités d'action de Giap. Hanoï se trouvant à la limite du rayon d'action des avions-cargos disponibles (des Dakotas), le ravitaillement pourra-t-il être convenablement assuré en cas d'offensive ennemie ? Le commandement s'en porte garant. Mêmes certitudes concernant l'artillerie : les moyens du colonel Piroth – 24 canons de 105,4 de 155,20 mortiers de 120,10 chars armés de canons de 75 – suffiront d'autant plus que le Vietminh, compte tenu de la nature du terrain, sera dans l'impossibilité d'aligner des armes lourdes.
Les événements vont démentir cruellement ces prévisions optimistes. Si le commandement français espère briser le corps de bataille du Vietminh pour engager en position de force une négociation sur l'avenir de l'Indochine, Hô Chi Minh, lui, veut l'emporter à Diên Biên Phu pour des raisons exactement inverses. En décembre 1953, il a ordonné une véritable mobilisation générale. Il a prévenu Giap : «Ce sera une bataille d'envergure. Il faut absolument l'emporter.»
Giap, qu'assistent des conseillers militaires chinois, va faire en sorte de mettre toutes les chances de son côté. De son propre aveu, la vallée de Diên Biên Phu est devenue un «hérisson formidable». L'attaquer suppose un énorme effort de préparation. Des pistes, indécelables par la reconnaissance aérienne, sont ouvertes dans la jungle. Complétant le transport par véhicules, 260 000 hommes et femmes les empruntent pour acheminer à bicyclette, jour et nuit, des charges s'élevant jusqu'à 250 kilos. Démontés, les canons sont transportés pièce à pièce jusque sur le champ de bataille et installés dans des grottes à flanc de colline.
Pendant des semaines, tout reste calme. Le 31 janvier 1954, le secrétaire d'État chargé des relations avec les États associés, Marc Jacquet, s'en vient même inspecter tranquillement le camp retranché, pipe à la bouche et flanqué de l'ambassadeur de France, Maurice Dejean, et du général Navarre. Pourtant l'ennemi est là, comme en témoignent les accrochages qui se produisent régulièrement à la périphérie du «hérisson».
Le 13 mars dans l'après-midi, l'artillerie de Giap ouvre le feu. Un coup de 105 explose toutes les six secondes sur les positions françaises. Le lieutenant-colonel Gaucher, qui commande la 13e demi-brigade de Légion étrangère, est tué sur Béatrice. Dans la nuit, le centre de résistance est totalement submergé.
Simultanément, Giap a lancé ses vagues d'assaut sur Gabrielle. Le point d'appui est conquis, repris par un bataillon de légionnaires, puis abandonné à l'ennemi. Anne-Marie tombe à son tour. Les pertes du Vietminh sont lourdes. Giap n'en a cure. Pour lui, seul compte le but à atteindre.
Après une pause, l'étreinte continue de se resserrer. Les «Viets» enserrent les points d'appui dans un réseau de tranchées (45 km au total à la fin des combats, et 450 km de boyaux de communication). Le terrain d'aviation est désormais directement soumis au feu des batteries ennemies. Le 26 mars, un avion parviendra encore à évacuer quelques blessés. Ce sera le dernier.
Dès le début de la bataille, nous l'avons dit, des renforts sont cependant venus du ciel. Parmi eux : le commandant Bigeard et ses parachutistes coloniaux. Largués sur Diên Biên Phu, le 20 novembre 1953 dans le cadre de l'opération Castor, ils en ont été retirés à la fin de décembre. Le 16 mars, ils sautent à nouveau sur le camp retranché. A leur suite, en même temps que d'autres unités parachutistes, des centaines de volontaires appartenant à toutes les armes seront largués jusqu'au 6 mai sur Diên Biên Phu – pour certains, ce sera à la fois le premier et le dernier saut. A ce moment, en raison des pluies, la fournaise est aussi devenue bourbier. Sur un espace qui se réduit comme peau de chagrin (1 000 m sur 800), les combattants pataugent dans les tranchées et les casemates qui pilonnent les canons ennemis. Les chirurgiens et les infirmiers opèrent dans la boue.
Dans la soirée du 6 mai, Giap lance un assaut général. Les positions Dominique et Éliane sont conquises. Le 7 mai, l'ensemble de la position est submergé. L'ennemi parvient jusqu'au PC du général de Castries, élevé à ce grade en plein combat comme Paulus promu maréchal pendant le siège de Stalingrad. Le colonel Piroth, responsable de l'artillerie, s'est suicidé. A 17 h 30, intervient le cessez-le-feu. Le centre de résistance Isabelle, lui, tiendra jusqu'au 8 mai à une heure du matin. La bataille a duré cinquante-six jours.
Hô Chi Minh et Giap tiennent leur victoire. Le prix en est élevé : 10 000 tués, près de 30 000 blessés. Comme l'explique Pierre Pellissier (*) Hô Chi Minh connaît un moment de doute et s'en ouvre à son «grand frère» chinois Chou en Laï. Ses troupes, lui confie-t-il, sont à bout de forces et sans l'intervention armée de la Chine, devront se résoudre à la retraite. Du côté français, on dénombre 2 300 tués et disparus, 10 000 prisonniers parmi lesquels 4 500 blessés. Mais si l'on excepte 1 100 déserteurs, ce sont les meilleures troupes qui ont payé le prix fort. Les pertes ne représentent «que» 6% du total des effectifs engagés en Indochine. Mais la défaite produit un effet énorme sur une opinion française qui, globalement, comprend mal les raisons de cette interminable guerre lointaine.
Le 12 juin 1954, le gouvernement de Joseph Laniel est renversé. Pierre Mendès France devient président du Conseil. Le 21 juillet sont signés à Genève les accords partageant le Vietnam en deux États de part et d'autre du 17e parallèle. La première guerre d'Indochine est terminée.
Par Claude Jacquemart - Le Figaro - 7 Mai 2004.
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