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La tragédie de Dien Bien Phu

Le 7 mai 1954, la défaite de Dien Bien Phu sonne le glas de la présence française en Indochine et annonce les futurs drames de la décolonisation

Un silence incroyable, irréel. Le 7 mai 1954, après cinquante-sept jours d'épouvantable vacarme, de sang, de fureur, de combats au corps-à-corps dans un décor devenu dantesque, un silence pétrifiant s'abat brutalement sur la cuvette de Dien Bien Phu. La mort dans l'âme, le commandant de la garnison, Christian de La Croix de Castries, promu général au cours du siège, a donné l'ordre de cessez-le-feu à 17 h 30 avec consigne de détruire auparavant le maximum de matériel.

Dans les tranchées noyées par les pluies de mousson, les soldats épuisés, hagards, à court de munitions, assaillis par l'odeur des cadavres qui gisent autour d'eux, attendent que les petits hommes verts aux casques de latanier qui les ont vaincus viennent les faire prisonniers. Beaucoup sont blessés, soignés par des pansements de fortune. Ils ne savent pas encore qu'un autre calvaire les attend : celui des camps inhumains, des lavages de cerveau, de la mort à petit feu sous la férule de commissaires politiques qui, avec une méticulosité bureaucratique, voudront obtenir l'expiation de leurs péchés capitalistes.

A Paris, en fin d'après-midi, le président du Conseil, Joseph Laniel, pâle et tendu, monte à la tribune de l'Assemblée nationale. D'une voix blanche, dans une atmosphère sépulcrale, il annonce la terrible nouvelle : « Le réduit central de Dien Bien Phu est tombé après vingt heures de violents combats. » Accablés, les députés se lèvent comme un seul homme. A l'exception des communistes, qui restent assis.

L'élite de l'armée française est broyée. Le bilan est effrayant : 3 500 tués au combat, des milliers de blessés, 10 000 prisonniers, dont seulement 3 000 reviendront des camps de la mort viet-minh. Les bataillons parachutistes les plus prestigieux, les unités de légionnaires les plus aguerries ont été, jour après jour, jetés dans le brasier aux côtés de leurs frères d'armes de ce qui est encore l'Empire colonial : soldats vietnamiens, tirailleurs algériens et marocains, supplétifs thaïs. Une tour de Babel où se côtoient des légionnaires allemands rescapés de Stalingrad, d'anciens résistants, des fils de Tizi Ouzou qui ont « fait » Monte Cassino, des Tonkinois rétifs au système communiste. La défaite de Dien Bien Phu sonne non seulement le glas de la présence française en Indochine, mais annonce les futurs drames de la décolonisation, la tragédie algérienne sur fond de décomposition politique d'une IVe République entrée en agonie.

Comment en est-on arrivé à ce désastre ? L'Indochine française (Vietnam, Laos et Cambodge), occupée par les Japonais, avait, après la Seconde Guerre mondiale, été reconquise avec difficulté. Car, entre-temps, les nationalistes vietnamiens - dont le fer de lance était le Viet-minh communiste conduit par Ho Chi Minh - avaient pris le contrôle d'une bonne partie du Vietnam. Après l'échec des négociations entre Ho Chi Minh et Paris, l'épreuve de force avait été engagée. Les troupes françaises avaient chassé le Viet-minh des grandes villes et des principaux axes de communication. Celui-ci avait déclenché une guérilla qui, jusqu'en 1949, était à peu près maîtrisable. Mais, cette année-là, le vent de l'Histoire tourne. Les armées de Mao Tsé-toung s'emparent de Pékin, mettant en déroute les soldats de Tchang Kaï-chek. Dès lors, le Viet-minh dispose d'une formidable base arrière, d'un allié puissant, d'une logistique inépuisable. Conséquence de cette nouvelle donne stratégique : fin 1950, l'armée française est obligée d'évacuer Cao Bang et la route coloniale numéro 4 qui serpente à une vingtaine de kilomètres de la frontière de Chine. L'opération tourne au désastre : sept bataillons sont anéantis.

Depuis juin 1950, un autre front s'est ouvert en Extrême-Orient, entre les Etats-Unis et la Chine rouge : la Corée. La guerre d'Indochine n'est plus seulement une affaire française : elle s'insère dans la grande confrontation entre le monde libre et l'univers communiste. Les Américains, qui, initialement, avaient plutôt une inclination en faveur du Viet-minh, déversent désormais dollars et matériel militaire pour soutenir le corps expéditionnaire français. Mais, quand la question d'une intervention directe se posera, Washington répondra finalement par la négative.

Malgré le soutien américain et quelques succès limités, l'armée s'épuise. La situation se dégrade au Nord-Tonkin, le delta du fleuve Rouge est « pourri ». A Paris, cette guerre lointaine est gérée en fonction des intérêts politiques du moment sur fond de scandales, de trafic des piastres, d'une instabilité gouvernementale chronique. Le débat politique est dominé par la querelle sur la Communauté européenne de défense (CED), qui ne verra jamais le jour. On ne veut pas voir la catastrophe qui s'annonce.

Le corps expéditionnaire lui-même est miné par les divisions, les rivalités entre généraux. Quelques esprits lucides tirent la sonnette d'alarme. Le 24 octobre 1953, dans L'Express, paraît le premier d'une série d'articles alarmistes et très documentés (cité par Pierre Pélissier dans son excellent livre « Dien Bien Phu », Perrin). Ce Cassandre demeure anonyme, mais les spécialistes ne doutent guère de l'identité de l'auteur : il s'agit très vraisemblablement du général Raoul Salan, qui vient de quitter ses fonctions de commandant en chef. Il ne sera pas écouté et en mai la défaite est consommée.

Appelé en catastrophe à Matignon, Pierre Mendès France n'a d'autre choix que d'accélérer les pourparlers avec le Viet-minh, déjà engagés à Genève par Georges Bidault, ministre des Affaires étrangères du gouvernement Laniel. « Mon objectif est la paix », martèle Mendès dans son discours d'investiture. La paix afin de régler ensuite le problème de la Tunisie et du Maroc et de préserver la « sécurité de nos départements algériens ».

La France n'a plus grand-chose à négocier. L'Indochine française a vécu, le corps expéditionnnaire rentre la tête basse. La même année, la guerre d'Algérie commence. Et dans les djebels nombre d'officiers jurent que, cette fois, ils ne capituleront pas. Une autre tragédie s'amorce

Par Pierre Beylau - Le Point - 15 Avril 2004.