~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
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Un dollar la balle de kalachnikov ou le grand frisson des anciens GI

SOUS le chapeau à large bord, on devine les cheveux ras, le teint hâlé. Les épaules larges, l'enjambée longue, les bras légèrement écartés du corps, l'homme va et vient sur les sentiers bordés d'hévéas et de cratères de bombes, l'air excédé. Sur ses talons trottine un jeune Vietnamien, casquette à visière lui dévorant la moitié du visage, T-shirt au motif vif. Il interpelle son compagnon dans un anglais hésitant, agite les mains... Ils s'arrêtent soudainement devant le vaste panneau qui souhaite un chaleureux 'Welcome aux tunnels de Cu Chi' et indique le plan des 250 kilomètres de boyaux souterrains, sorte de labyrinthe du Minotaure dont les forces américaines ne découvrirent jamais le fil d'Ariane.

'Où sont les tunnels?', hurle le baraqué avec un accent de gorge que seule peut produire l'Amérique profonde, en tapant un pied coléreux sur la poussière du sol. 'Justement, là sous vos pieds', rétorque le guide. Je n'en crois pas mes yeux et mes oreilles: la scène est par trop caricaturale, chatouille trop l'Histoire, celle dont on se dit qu'elle ne peut être écrite qu'avec une majuscule, dans ce pays criblé de cimetières, crevassé par les bombes, brûlé au napalm.

En ce chaud dimanche de la fin de novembre, vingt-deux ans après l'apocalypse américaine, l'ancien GI recherche encore ce que les siens ont raté pendant quinze ans: l'entrée des souterrains de Cu Chi, lieu mythique de la résistance vietnamienne, au bout de la piste Hô Chi Minh, périmètre de cauchemar pour les troupes américaines qui n'ont jamais réussi à neutraliser la forteresse souterraine.



Cu Chi, la forteresse souterraine



A une quarantaine de kilomètres au nord-ouest d'Hô Chi Minh-Ville, sur la route qui conduit à la frontière cambodgienne, au milieu d'une plantation d'hévéas, le long de la rivière Saigon, s'étire l'ancien champ de bataille de Cu Chi. Devenu le Centre de vestige historique, régi par l'armée sous la direction de la municipalité de Saigon. Le silence est brisé par des détonations. Elles viennent du champ de tir, réinstallé derrière une vieille carcasse d'hélico de l'US Air Force qui achève de rouiller. D'anciens combattants s'y exercent avec des AK-47 d'époque. Pour un dollar la balle, ils tentent d'exorciser leur jeunesse perdue dans cette 'foutue guerre'.

Au centre de ce qui sera dans quelques années, selon les projets, 'un vaste complexe touristique avec hôtels et loisirs appropriés', un temple immense. Dès l'entrée, l'odeur d'encens vous pince le nez. Quarante mille noms de morts et de disparus sont alignés sur les parois. L'autel soutient un buste géant de l'Oncle Hô, au pied duquel brûlent des centaines de bâtonnets. Un grand noir baraqué et recueilli en allume une poignée. Il a choisi le voyage en solitaire, laissé les groupes de touristes suivre sagement, dans les allées serpentant entre les cratères des bombes larguées des B52, leurs guides chaussés des fameuses sandales de l'Oncle Hô, taillées dans de vieux pneus.



Des foulards du Viêt-minh aux célèbres Zippo



C'est bien le seul endroit dans le pays où l'on peut encore en voir. Elles ont totalement disparu de la vie quotidienne des Vietnamiens, et la boutique de 'Souvenirs du temps de la guerre', plantée à la sortie d'un des tunnels, en propose de toutes neuves pour 5 dollars, ainsi que les chapeaux, les foulards du Viêt-minh et les célèbres 'Zippo', les briquets des GI, tout récemment fabriqués sur le modèle des originaux. Rien n'a été oublié, surtout pas ces réalités crues, gravées comme un testament sur l'envers des briquets. Comme celle-ci: '68-69, Ben Haî. Si j'avais une ferme au Vietnam et une maison en enfer, je vendrais la ferme et irais à la maison!'.

Anciens maquisards qui ont réajusté leurs uniformes ou jeunes paysannes venues des villages voisins recréent l'ambiance et expliquent aux visiteurs, à l'aide de vidéo-cassettes, de projections de diapositives, simulation d'explosions à l'appui, le génial dispositif qui pouvait héberger durant plusieurs semaines, au nez et à la barbe de l'ennemi, jusqu'à cinq cents personnes. Vu Thi Thu Han, née il y a vingt et un ans, est une enfant de la libération. Chaque matin, elle troque son jean contre le pantalon large et le calicot noir des anciennes partisanes. Elle ne connaît des combats que les images projetées sur écran, le récit de ses parents. Que représente la guerre, pour elle? La mort d'un grand-père soldat et puis... le passé.

En partie sous le périmètre d'une base américaine, Cu Chi est un complexe de salles souterraines allant du QG de la hiérarchie aux cuisines où se préparaient les 'repas des combattants' - boulettes de riz glutineux et manioc gracieusement offerts à l'issue de la visite - aux salles d'opération dont l'installation chirurgicale est encore en place. Le tout invisible de l'extérieur, aux entrées minuscules soigneusement camouflées sous les feuillages, et simplement creusé dans la terre sur trois niveaux, jusqu'à 10 mètres de profondeur. On s'y glisse encore avec difficulté et un peu d'angoisse. Plusieurs centaines de mètres de tunnels ont été restaurés, consolidés, élargis pour faciliter l'accès à ceux qui ont pris du ventre. Quand même! Au mieux on n'y avance qu'à croupetons ou en rampant et en se gardant de gestes brusques au fur et à mesure que l'on s'enfonce dans les profondeurs de la terre. Claustrophobes s'abtenir!



Le retour de l'ambassadeur



Le Vietnam sait jouer la corde de la nostalgie, du pèlerinage qui forment la trame de relations complexes. Un ancien correspondant de guerre français écrivait il y a quelques années: 'Passé la quarantaine, personne ne débarque au Vietnam sans un frisson particulier (1).' De Diên Biên Phu à Cu Chi, en passant par les souterrains de Vinh Moc, dans la province centrale de Quang Tri, à mi-chemin entre Hanoi et Saigon, la même aventure se répète. Le pays offre ce qu'il a: les souvenirs de trente ans de guerre française et américaine. Mais il y a aussi aujourd'hui cette réalité flagrante qui vous saute à la gorge dès votre arrivée et que relève avec pertinence Jean-Claude Pomonti: 'Le Vietnam n'est plus une guerre, mais un pays (2).' Les stratèges de la guerre ont fait des émules dans la stratégie du tourisme. Les tour-opérateurs drainent des 'anciens de l'Indo' aux cheveux blanchis et des GI vieillis, leurs familles, enfants ou petits-enfants. Leur guerre collée aux godillots... Plus nombreux depuis que Washington s'est décidé à lever l'embargo américain en 1994, plus nostalgiques que leurs vainqueurs, les ex-soldats américains croisent au cours de leurs pérégrinations sur les champs de bataille les vétérans vietnamiens amenés en cars par les amicales d'anciens combattants... Quel dialogue à la Godot peut alors se nouer entre eux? Pour le favoriser, Hanoi a eu l'idée d'organiser un tour du Vietnam cycliste, allant de la capitale à Hô Chi Minh-Ville, réservé aux anciens combattants américains et vietnamiens. On pourra peut-être repérer dans le peloton un certain Douglas Peterson, dont l'arrivée à Hanoi a fait cette année grand bruit. Ancien POW (prisonnier de guerre), ex-pilote d'un bombardier F4 abattu par un missile à 60 kilomètres au sud de la capitale en 1966, au cours de sa 67e mission, il est lui aussi revenu au Vietnam... Comme ambassadeur des Etats- Unis. Le premier de l'histoire du Vietnam réunifié.

DOMINIQUE BARI

(1) Jean-Claude Guillebaud, Raymond Depardon, 'la Colline des anges, retour au Vietnam', Seuil, 1993.

(2) Jean-Claude Pomonti, 'Vietnam, quand l'aube se lève', Picquier, 1997.

L'Humanité, le 26 Décembre 97.