~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
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Les neufs dragons du Mékong

CHAU DOC - A peine tombée la nuit noire, poisseuse, lourde d'odeurs, la fièvre du samedi soir s'emballe. Sur le macadam encore chaud, la ville roule à califourchon. Electrisée par sa course à la consommation, Saïgon rayonnante s'amuse en exhibant les fruits de son succès : 3 millions de deux-roues pour 7 millions d'habitants. La nouvelle moto chinoise Hongda s'acquiert pour 400 euros , quatre mois de salaire d'un employé ou 120 kg de riz. "Seuls les gens du Nord disent encore Ho Chi Minh-Ville, se moque le jeune Dung, nous on préfère Saïgon."

Sur Cach Mang Thang Tam, qui mène de la gare au marché central, les mobylettes déferlent à flux continu. Trois, quatre, jusqu'à cinq passagers par véhicule. Parents et enfants, les équipages paradent. Pas un coup de frein, pas un coup de gueule. Juste le plaisir de rouler. Le flot s'égaille dans les rues du centre qu'il illumine et assourdit. Pour franchir ce torrent, il faut se jeter entre deux véhicules comme on plongerait en travers du courant, pour gagner d'un seul élan l'autre rive, le trottoir d'en face. Sous les lampions rouges du Lang Nuong, "le Barbecue du village" (1 500 repas par soirée), on se serre autour des tables en fer-blanc. Les garçons descendent des Saigon Beer, les filles boivent du Coca. A la carte : serpent, souris des champs, porc-épic, écureuil, moineau, ou mulet grillé. Le brasero est posé entre les assiettes. Chacun surveille la cuisson de ses grillades avec des baguettes.

L'application collective à l'amusement comme au travail semble obéir à la "surdétermination" dont parle Louis Althusser à propos de la résistance du peuple vietnamien à ses agresseurs. Cette surdétermination est entière dans ce buffle de Truong Dinh Hao, peint à la manière du Minotaure de Picasso, et dont le corps est un visage humain qui fonce droit devant. "C'est l'endurance, l'énergie et la souffrance", commente Mme Phuong qui expose l'artiste vietnamien dans sa galerie de la rue Dong Khoi. "Aujourd'hui, les gens ne veulent plus regarder en arrière." Confucius règne dans chaque foyer. "Par la quête du savoir, par la volonté d'étudier, de carpe, on devient dragon, résume Dung. Il faut renforcer la famille, puis la société et le pays." Et le jeune interprète de déclamer les vers du Laboureur et ses enfants de La Fontaine qu'il a fait siens : "Travaillez prenez de la peine / C'est le fonds qui manque le moins... / Creusez, fouillez, bêchez / Ne laissez nulle place / Où la main ne passe et repasse."

Un parcours de 4200 Km

Tête de pont du delta du Mékong, le grenier du pays, Saïgon fait fructifier la richesse du Sud. Le long de ses quais, les SD Trumph, Yuan Hang, Sea Queen immatriculés à Kingstown et autre Lucky Star, attendent leurs chargements. Importateur de riz en 1987, le Vietnam s'est hissé en 2001 au deuxième rang des exportations mondiales, derrière la Thaïlande. Les rizières du delta, avec un rendement de 4 à 6 tonnes l'hectare, produisent de 80 % à 85 % des exportations de riz du pays. Sans compter la pêche et la pisciculture dont la production de " crevettes-tigres" et de poissons-chats est en pleine croissance.

Déboulant de l'Himalaya, le Mékong féconde son delta avant de se jeter en mer de Chine, au terme d'un parcours de 4 200 km et après avoir arrosé le Tibet, le Yunnan, la Birmanie, le Laos, la Thaïlande et le Cambodge. Il charrie chaque année quelque 800 millions de mètres cubes d'alluvions et fertilise une des régions les plus productives de la planète, irriguée par une résille de 5 000 km de canaux, arroyos et affluents. La prospérité de l'ancien Fou-nan, indianisé aux premiers siècles de l'ère chrétienne, fut à l'origine de celle de l'empire khmer. "Pendant près d'un millénaire, rappelle l'historien Jacques Népote, le delta fut le Kampuchéa Krom (le Cambodge d'Aval)."

Le vert claquant des rizières

Disputé par les deux pays à la fin du XVIIe siècle jusqu'à la conquête française de la Cochinchine, en 1859, il fut rattaché au Vietnam avec la décolonisation, après 1954. Le Mékong, "Mère des eaux" des Cambodgiens, où vit le naga, le serpent mythique gardien des richesses, devient Cuu Long, "Neuf Dragons", au Vietnam.

A peine quitté Saïgon par les chaussées-digues, hors d'eau à marée haute et en période de crues, ces "Neuf Dragons" (les neuf bras du delta) sont omniprésents. Ciel plombé. Vert claquant, des rizières à perte de vue. Les chapeaux coniques des femmes flottent comme des bouées à la surface d'une mer immobile. Frêles maisons de bambou sur pilotis. Pontons de fortune où reposent les jarres d'eau potable. Antennes de télévision ficelées à des gaules démesurées. Sampan de bois nu sur le fleuve laiteux. Clapotement rythmé. Debout, la batelière actionne les deux godilles latérales comme si elle pédalait avec les bras. Le paysan est un pêcheur et vice versa. Quand une fille se marie, on dit qu'"elle traverse la rivière".

Deux fois par jour, à marée montante, l'indomptable Pacifique de Marguerite Duras gonfle les eaux du delta, avec une amplitude de 2 à 3 mètres, sur une centaine de kilomètres à l'intérieur des terres. Lutte incessante de l'Océan et "des eaux en marche" du Mékong qui "a ramassé tout ce qu'il a rencontré depuis le Tonlé Sap, la forêt cambodgienne", écrit-elle, dans L'Amant. "Le fleuve coule sourdement, il ne fait aucun bruit, le sang dans le corps." Il donne la vie. A l'embarcadère de Cai be, le ballet est incessant : pirogues à longues queues, barges noires aux deux yeux rouges, peints sur l'étrave pour chasser les démons, péniches disparaissant sous des montagnes de riz, simples sampans rentrant avant la nuit. Le ronronnement des moteurs s'amplifie sur le fleuve baigné d'or. Sur l'île Binh Hoa, la maison de M. Hai Hoang, bâtisse de 1905 enguirlandée de stuc et balafrée par les pluies de mousson, est transformée en dortoir. Peu d'hôtels au pays du riz et de l'eau. Des vergers qui se découvrent en barque sous des voûtes de verdure. Des tapis de jacinthes d'eau, à la dérive sur les canaux.

Le bourg de Thanh Duc se signale par les fours en ogives de ses briqueteries. Les foyers sont alimentés avec de la paille de riz. Rien ne se perd. Le Vietnamien, qui a gagné la bataille de Dien Bien Phu avec des vélos, est aussi ingénieux que laborieux. Et les villages du delta sont un modèle du genre. Jarres en terre cuite rose façonnées à l'italienne, expédiées au pays de Dante, carreaux de céramique faits main, fromage de soja aux piments. Dans chaque maison une initiative, un succès. Dernière étape avant le Cambodge, la ville de Chau Doc, bâtie entre le canal Vinh Te marquant la frontière, canal de tous les trafics, et le Bassac, bras du Mékong, porte le système D à son paroxysme. En travers du courant, quelque 2 000 maisons-bateaux dérobent dans leurs fonds des nasses métalliques de mille mètres cubes où sont nourris pendant huit mois les poissons-chats, jusqu'à ce qu'ils pèsent deux à cinq kilos. Chaussée de bottes noires, Mme Nhi dit qu'elle n'a pas ménagé sa peine. Chandeliers électriques et chaîne hifi trônent sur le buffet. Elle a sept enfants et une vingtaine de maisons-viviers en activité.

Cette course au progrès, cette frénésie s'évanouit d'un coup à la frontière. Le fleuve s'élargit. De rares villages, sans antennes de télévision. Quelques rizières et des vergers. La nature reprend ses droits. Sur les 170 km séparant Chau Doc de Phnom Penh, on compte une demi-douzaine de pagodes bouddhistes clinquantes, aux toits recourbés flambant neufs. Signe d'espoir. Le Cambodge, brisé par vingt-cinq ans de guerre fratricide, a bien du mal à se relever. Il semblerait que seule la petite ville de Siem Reap profite de la manne touristique. Les voyageurs, 239 091 en 2001, ne se lassent pas de venir admirer les sourires d'éternité sculptés dans le grès de la forêt d'Angkor.

Le Monde - le 21 Février 2002.


Boom hôtelier à Angkor

Les inaugurations d'hôtels et les chantiers en cours ne se comptent plus à Siem Reap, petite ville qui jouxte le site archéologique des temples- mausolées de l'empire khmer dispersés dans la forêt sur 400 km2. Malgré la crise du tourisme liée aux attentats du 11 septembre, le Cambodge annonce une progression de 28 % des visiteurs à Angkor, avec 239 091 entrées. Selon Cambodge nouveau du 16 janvier 2002, ces entrées payantes dans le parc archéologique auraient augmenté de 35 % en décembre 2001 par rapport à 2000 (30 619 contre 22 526).

Les hôteliers avaient anticipé ce boom. Onze établissements ont ouvert ces douze derniers mois (dont l'Angkor Century et le City Angkor de 200 chambres chacun, qui font suite au Sofitel, 240 unités inaugurées l'an passé), et neuf projets sont en cours. Avec 46 hôtels, 112 guest-houses et plus de 3 600 chambres, l'infrastructure municipale ne suit pas, et le problème du traitement des eaux usées devient crucial. L'Autorité pour la protection du site et de l'aménagement de la région d'Angkor (Apsara), qui lutte contre un développement sauvage, a de plus en plus de difficultés à se faire entendre.

Le Monde - le 21 Février 2002.