~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
Le portail de l'actualité vietnamienne

[Année 1997]
[Année 1998]
[Année 1999]
[Année 2000]
[Année 2001]

Les investisseurs perdent patience

Ancien rédacteur en chef de Nhan Dan, la «Pravda vietnamienne», le colonel Bui Tin s'est exilé en 1990. Témoin privilégié, comme l'atteste son livre 1945-1999, Vietnam, la face cachée du régime, il explique pourquoi le système communiste est à bout de souffle

- Quel est le bilan du doi moi (le renouveau), lancé en 1986?

- Les dirigeants voudraient donner l'impression qu'il est sur la bonne voie, mais il n'en est rien. Bien sûr, il y a eu des évolutions. L'agriculture a connu un véritable boom. En 1999, le Vietnam a exporté près de 4 millions de tonnes de riz. Mais, dans la majorité des zones rurales, les paysans sont plus pauvres que durant la guerre. Ils sont obligés de céder leurs récoltes à des entreprises d'Etat, qui leur en donnent un prix misérable et vendent ensuite sur le marché international. C'est ainsi que 4 millions d'enfants vietnamiens souffrent de malnutrition. Certes, le pays a une production pétrolière (10 millions de tonnes par an) qui n'existait pas autrefois. Surtout, les mentalités évoluent, l'esprit critique se développe, malgré la confiscation des libertés. Mais il y a une seule chose qui ne change pas, c'est le monopole du Parti et le fait que le Parti reste au-dessus de la loi. Ainsi, il existe une organisation fort peu connue, qui occupe l'ancien lycée Albert-Sarraut, à Hanoi: le département des Finances et de l'Administration du Comité central du Parti. Avec ses milliers d'employés, c'est l'instrument de la mafia du PC, qui capte les richesses nationales. Ses neuf vice-présidents ont chacun leurs attributions: les déplacements à l'étranger financés en dollars, les achats d'armes, la drogue, les entreprises publiques et la gestion des biens immobiliers, où figurent, entre autres, 300 villas à Dalat...

- Quelle différence entre le doi moi et l'ouverture au marché à la chinoise?

- Il y en a une, essentielle: la Chine a eu un architecte de la rénovation, Deng Xiaoping. Il en a pris l'initiative en 1978, huit ans avant le doi moi, et l'opération a été mûrement préparée. Au Vietnam, personne ne sait qui est le stratège. Il n'y en a pas. C'est un bricolage d'éléments empruntés soit à Gorbatchev, soit à Deng. Les dirigeants ont pris la décision de la rénovation parce qu'ils étaient au pied du mur. Tout en freinant au maximum les réformes. A présent, les investisseurs perdent patience. Pour maintenir le petit flux de dollars qui s'infiltre dans le pays, on va sans doute prendre des demi-mesures.

- Que pensez-vous de Le Kha Phieu?

- C'est un pur produit du système. Au Vietnam, qui exerce la dictature du prolétariat? Ce n'est ni une classe, ni le Parti lui-même. Et pas davantage le Comité central, dont les 270 membres, à force de n'avoir rien à dire, commencent, douloureusement, à entrevoir le bien-fondé des principes démocratiques. Tout le pouvoir se concentre non pas entre les mains du Politburo tout entier, mais entre celles de cinq ou six de ses hiérarques, dont Le Kha Phieu, qui imposent leurs directives à l'appareil. Ils n'ont qu'une priorité - la conservation du pouvoir - devenue une véritable obsession depuis la disparition du PC soviétique et l'effondrement de l'empire, fin 1991. S'il y a des contestations, on les fait taire, en limogeant les contestataires. Toutes les forces vraiment réformatrices sont en dehors. La pression de la société et des élites s'accroît. Parmi les membres du gouvernement, beaucoup comprennent clairement la situation. A l'intérieur même du Parti, les jeunes cadres économiques et diplomatiques tentent de s'exprimer. Enfin, qu'il le veuille ou non, le régime subit les pressions du monde extérieur et des bailleurs de fonds internationaux. Il lui faut des capitaux pour survivre. Mais s'il en obtient, ce n'est pas sans conditions.

- Comprenez vous l'invitation officielle à Paris de Le Kha Phieu?

- Je n'ai guère d'illusions sur le bénéfice qu'en tireront les droits de l'homme au Vietnam. Je crois plutôt qu'il y a des intérêts commerciaux en jeu, dont l'exploitation des mines de bauxite dans la province de Lam Dong, au nord de Saigon. Le gouvernement vietnamien a déjà agréé Pechiney pour l'étude et la réalisation d'un complexe de fabrication d'aluminium. Un second contrat est envisagé, d'un montant approchant le milliard de dollars. Par ailleurs, Paris espère sans doute que Hanoi achètera des Airbus, voire du matériel militaire. En 1993, François Mitterrand avait publiquement affirmé au Vietnam que la démocratie est une valeur universelle. Là-bas, cette phrase a été censurée dans les comptes rendus de sa visite.

Par Sylvaine Pasquier - L'express, le 11 Mai 2000.