Les investisseurs perdent patience
Ancien rédacteur en chef de Nhan Dan, la «Pravda
vietnamienne», le colonel Bui Tin s'est exilé en 1990. Témoin
privilégié, comme l'atteste son livre 1945-1999, Vietnam, la
face cachée du régime, il explique pourquoi le système
communiste est à bout de souffle
- Quel est le bilan du doi moi (le
renouveau), lancé en 1986?
- Les dirigeants voudraient donner
l'impression qu'il est sur la bonne voie,
mais il n'en est rien. Bien sûr, il y a eu
des évolutions. L'agriculture a connu un
véritable boom. En 1999, le Vietnam a
exporté près de 4 millions de tonnes de
riz. Mais, dans la majorité des zones
rurales, les paysans sont plus pauvres
que durant la guerre. Ils sont obligés de
céder leurs récoltes à des entreprises d'Etat, qui leur en donnent un
prix misérable et vendent ensuite sur le marché international. C'est
ainsi que 4 millions d'enfants vietnamiens souffrent de malnutrition.
Certes, le pays a une production pétrolière (10 millions de tonnes
par an) qui n'existait pas autrefois. Surtout, les mentalités évoluent,
l'esprit critique se développe, malgré la confiscation des libertés.
Mais il y a une seule chose qui ne change pas, c'est le monopole
du Parti et le fait que le Parti reste au-dessus de la loi. Ainsi, il
existe une organisation fort peu connue, qui occupe l'ancien lycée
Albert-Sarraut, à Hanoi: le département des Finances et de
l'Administration du Comité central du Parti. Avec ses milliers
d'employés, c'est l'instrument de la mafia du PC, qui capte les
richesses nationales. Ses neuf vice-présidents ont chacun leurs
attributions: les déplacements à l'étranger financés en dollars, les
achats d'armes, la drogue, les entreprises publiques et la gestion
des biens immobiliers, où figurent, entre autres, 300 villas à Dalat...
- Quelle différence entre le doi moi et l'ouverture au marché à
la chinoise?
- Il y en a une, essentielle: la Chine a eu un architecte de la
rénovation, Deng Xiaoping. Il en a pris l'initiative en 1978, huit ans
avant le doi moi, et l'opération a été mûrement préparée. Au
Vietnam, personne ne sait qui est le stratège. Il n'y en a pas. C'est
un bricolage d'éléments empruntés soit à Gorbatchev, soit à Deng.
Les dirigeants ont pris la décision de la rénovation parce qu'ils
étaient au pied du mur. Tout en freinant au maximum les réformes.
A présent, les investisseurs perdent patience. Pour maintenir le petit
flux de dollars qui s'infiltre dans le pays, on va sans doute prendre
des demi-mesures.
- Que pensez-vous de Le Kha Phieu?
- C'est un pur produit du système. Au Vietnam, qui exerce la
dictature du prolétariat? Ce n'est ni une classe, ni le Parti lui-même.
Et pas davantage le Comité central, dont les 270 membres, à force
de n'avoir rien à dire, commencent, douloureusement, à entrevoir le
bien-fondé des principes démocratiques. Tout le pouvoir se
concentre non pas entre les mains du Politburo tout entier, mais
entre celles de cinq ou six de ses hiérarques, dont Le Kha Phieu,
qui imposent leurs directives à l'appareil. Ils n'ont qu'une priorité - la
conservation du pouvoir - devenue une véritable obsession depuis la
disparition du PC soviétique et l'effondrement de l'empire, fin 1991.
S'il y a des contestations, on les fait taire, en limogeant les
contestataires. Toutes les forces vraiment réformatrices sont en
dehors. La pression de la société et des élites s'accroît. Parmi les
membres du gouvernement, beaucoup comprennent clairement la
situation. A l'intérieur même du Parti, les jeunes cadres
économiques et diplomatiques tentent de s'exprimer. Enfin, qu'il le
veuille ou non, le régime subit les pressions du monde extérieur et
des bailleurs de fonds internationaux. Il lui faut des capitaux pour
survivre. Mais s'il en obtient, ce n'est pas sans conditions.
- Comprenez vous l'invitation officielle à Paris de Le Kha
Phieu?
- Je n'ai guère d'illusions sur le bénéfice qu'en tireront les droits de
l'homme au Vietnam. Je crois plutôt qu'il y a des intérêts
commerciaux en jeu, dont l'exploitation des mines de bauxite dans
la province de Lam Dong, au nord de Saigon. Le gouvernement
vietnamien a déjà agréé Pechiney pour l'étude et la réalisation d'un
complexe de fabrication d'aluminium. Un second contrat est
envisagé, d'un montant approchant le milliard de dollars. Par
ailleurs, Paris espère sans doute que Hanoi achètera des Airbus,
voire du matériel militaire. En 1993, François Mitterrand avait
publiquement affirmé au Vietnam que la démocratie est une valeur
universelle. Là-bas, cette phrase a été censurée dans les comptes
rendus de sa visite.
Par Sylvaine Pasquier - L'express, le 11 Mai 2000.
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