Dans les bras du Mékong
De Saigon et ses mystérieuses beautés masquées au luxuriant
labyrinthe où vit le peuple de l’eau, on est emporté par l’envoûtement
du delta.
Avons-nous la berlue ?
Depuis notre dernière visite
à Saigon – personne ici
n’appelle la capitale du
Vietnam du Sud Hô Chi
Minh-Ville –, une révolution
islamique, qui nous aurait
échappé, imposerait-elle le
voile aux millions de jeunes
femmes de la grouillante
métropole? Qu’elles
marchent dans les rues ou
qu’elles circulent sur leurs
petites motos chinoises,
celles qu’il faut imaginer
belles ne s’exposent en
plein jour que masquées
jusqu’aux yeux. De longs
gants recouvrent
entièrement leurs bras.
Même les collégiennes en
ao dai, cette longue tunique
blanche fendue sur les
côtés, participent à cette pudeur énigmatique. Elles dissimulent avec
grâce la moindre parcelle de leur peau. La pollution ne menacerait-elle
que les Saigonnaises, les hommes étant publiquement dispensés de
porter un masque de tissu?
La nuit venue, tout s’explique. Filles et femmes, comme délivrées par
enchantement, dénudent bras, jambes et visages. Le jour, elles
n’obéissaient à nulle fatwa pudibonde: elles se protégeaient
simplement du soleil. Etre bronzée pour une Vietnamienne est le
comble du mauvais goût. Un attentat au «bel-être». Intégriste de la
peau claire, diaphane et blanche, elle abhorre tout hâle, à ses yeux
disgracieux. Une culture, voire une civilisation, se juge et se jauge à ce
type de détails épidermiques.
Saigon. Quelle ville! Elle travaille, elle s’amuse, mais surtout ne cesse
de s’agiter, comme si l’occupation principale de chacun était de se
déplacer. Le samedi soir, mais aussi le mercredi ou le jeudi, les rues du
centre deviennent des fleuves mécaniques où 3millions de deux-roues
s’affrontent pacifiquement en deux courants inverses totalement
infran-chissables pour le piéton inconscient. C’est fascinant. Le flux est
continu, inexorable, assourdissant. L’usage du frein a dû être interdit par
quelque autorité idéologique supérieure tant le flot est d’une fluidité
digne, sereine et… parfaite. Tout cela relève de la procession
motocycliste, de la bougeotte d’une «boom city» et de la ferveur
motorisée.
Même agitation sur le fleuve Saigon. Tout visiteur doué de sens
esthétique se doit de naviguer, au coucher du soleil, sur cette «river»
vietnamissime. Toutes embarcations dignes de ce nom, grandes ou
petites, bref, tout ce qui peut flotter s’y croise: bacs, bateaux-taxis,
barges, péniches, pirogues, sampans, vedettes et cargos. Tous chargés
de sable, de briques ou de légumes, à ras bord, certains recouverts de
joncs ou de palmes qui les font ressembler à de gros insectes aquatiques
surfant sur l’eau, racontent l’interminable épopée du fleuve. Le long des
quais, d’immenses et très nombreux navires chinois, iraniens, arabes,
singapouriens ou malaisiens attendent d’être remplis de riz – le Vietnam
est le deuxième exportateur mondial après la Thaïlande – ou de tout ce
qui illustre fluvialement l’irrésistible vitalité marchande de Saigon. Des
grappes de jacinthes d’eau dérivent par centaines à la surface des eaux
sombres et agitées du fleuve. A l’ouest, Saigon s’exhibe. La vieille ville
coloniale ornée de ses hôtels mythiques et de sa cathédrale semble
écrasée par des gratte-ciel sortis du cerveau d’architectes inspirés par un
«mauvais goût», nouveau riche asiatique, tout à fait extravagant.
Heureusement, chaque jour les couchers de soleil flamboyants
embrasent cet incroyable délire urbain.
Saigon est la porte du delta du Mékong. Son plus grand port aussi,
auquel il est relié par d’innombrables canaux. Long de 4200 kilomètres,
le Mékong est multiple et fantasque. Prenant sa source dans l’Himalaya
tibétain, il s’offre le luxe de changer de nom selon les pays qu’il
traverse. Il s’appelle Lancang Jian («eaux turbulentes») en Chine, Mae
Nam Khong («mère des eaux») au Laos et en Thaïlande, Tonle Thom
(«grandes eaux») au Cambodge, et Cuu Long («neuf dragons») au
Vietnam, où il se jette en neuf bras dans la mer de Chine.
En arrivant au Vietnam, le Mékong éclate, se divise et devient une
explosion liquide de près de 5000 kilomètres d’affluents, bras, canaux,
biefs, arroyos et autres voies d’eau. Véritable labyrinthe aussi luxuriant
qu’aquatique qui fertilise, grâce à la manne alluvionnaire, le «grenier à
riz» du Vietnam, le delta est un monde à part. Ici, entre terre et eaux,
des millions d’hommes vivent au rythme des crues, des marées et des
inondations que leur impose leur imprévisible seigneur. Routes-digues,
maisons sur pilotis, rizières, «ponts aux singes» – ces passerelles faites
de rondins – disent l’ingéniosité opiniâtre des enfants industrieux du
delta. Leur patience est sans limites. Année après année, mousson
après mousson, ils domptent le dragon à cent têtes. Ils savent qu’il faut
draguer chaque année les voies principales tant elles charrient des
millions de mètres cubes d’alluvions, nourriciers mais perturbateurs. La
déforestation du Cambodge détruit le fragile équilibre écologique d’un
delta si plat et si vulnérable entre mer et fleuves. Mais rien ne
décourage le peuple des eaux. La navigation – si l’on oublie la
riziculture – est la grande activité du delta.
Ainsi de ville en ville, de My
Tho à Vinh Long, de Sa Dec à Can Tho et jusqu’à Chau Doc enfin, près
de la frontière cambodgienne, il faut passionnément naviguer dans le
delta. Puissants bras du Mékong ou simples arroyos, tout a son charme.
Il faut au petit matin découvrir le marché flottant de Cai Rang, près de
Can Tho, où des centaines d’embarcations chargées de fruits et de
légumes s’enchevêtrent en un fabuleux désordre ordonné. Il faut aussi
accoster sur la petite île-verger de Binh Hoa Phuoc – en français
«paix-harmonie-bonheur» –, où un délicieux nonagénaire jardinier vous
fera visiter sa fabuleuse «forêt» de bonsaïs. Des jardins paradisiaques se
découvrent en barque. Le delta inspire l’esprit de dérive. On s’y laisse
littéralement flotter. Les arroyos bordés de palétuviers, de cocotiers
d’eau ou de bananiers ont quelque chose d’envoûtant.
Comment
imaginer que dans ce paradis aquatique de terribles batailles furent
livrées pendant la guerre du Vietnam! Comment résister également à la
très durassienne Sa Dec. Un pèlerinage s’impose: l’école primaire où
officiait la mère de la grande Marguerite, la maison du riche amant
chinois – devenu une résidence du Parti communiste –, la demeure où
furent tournées de nombreuses scènes du film… Et puis il y a Chau Doc,
dernière étape avant le Cambodge, ville où le Bassac, gigantesque bras
du Mékong, et le canal Vinh Tê se retrouvent. L’activité sur le fleuve qui
borde cette ville marchande est intense. Des centaines de
bateaux-maisons, des milliers de sampans, des norias de péniches s’y
croisent dans un fracas sonore pétaradant. Les barges en bois dont les
figures de proue sont des démons rouges aux yeux noirs transportent tout
ce qui se produit et se vend. A Chau Doc, qui a des airs de Manaus en
Amazonie, le Mékong a un pouvoir hypnotisant. Les enfants du delta y
ont dompté le fleuve. Ils se le sont approprié avec une détermination et
une énergie qui forcent l’admiration. De la rive, on peut rester des
heures à contempler cette frénésie fluviale. Oui, le Mékong n’est jamais
aussi beau que quand les hommes l’ont fait leur.
Par Gilles Anquetil - Le Nouvel Observateur, le 11 Juin 2002.
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