Au Vietnam, un massacre américain pire qu'à My Lai
Le quotidien américain de l'Ohio, "The Blade", révèle, trente-six ans après, les atrocités commises par une unité d'élite qui a, en
toute impunité, tué des centaines de civils vietnamiens désarmés.
En Irak, l'armée américaine s'enlise. Comme au Vietnam il y a trois décennies, persiflent les opposants à la politique de
l'administration Bush. C'est le moment qu'a choisi le quotidien de la ville de Toledo (Ohio), The Blade (La Lame), pour publier une
enquête à l'américaine - deux journalistes à plein temps, huit mois de travail, plus de cent témoins interviewés, des milliers de
documents consultés - qui a révélé au grand public l'existence d'un massacre de civils vietnamiens par une unité d'élite de l'armée
américaine en 1967.
C'était six mois avant la fameuse tuerie de My Lai, au cours de laquelle 500 civils avaient trouvé la mort, et qui avait valu au
lieutenant Calley d'être condamné à de la prison. My Lai a marqué un tournant dans une guerre devenue de plus en plus impopulaire
aux Etats-Unis. Or, écrivent Michael Sallah et Mitch Weiss dans The Blade, si les atrocités de My Lai ont été perpétrées en une
seule journée et qu'elles ont été condamnées par la justice militaire, celles de la "Force Tigre" de la 101e division aéroportée, dans
la même région de Quang Ngai, au centre du Vietnam, se sont poursuivies pendant sept mois. Elles ont été dissimulées par l'armée
- qui refuse toujours de publier les pièces en sa possession, dont certaines ont même disparu - et elles n'ont jamais été jugées.
Pourtant, l'entourage des présidents Nixon et Ford était tenu au courant de l'enquête.
Les deux journalistes s'interrogent : "Ces atrocités, portées à la connaissance de l'armée en 1967, posent une question cruciale : si
l'armée avait réagi, n'aurait-on pas pu mettre en place des mesures qui auraient permis d'éviter le déchaînement de My Lai ?", en
violation du règlement militaire américain et des conventions de Genève.
Ce qu'ils ont découvert est une suite d'atrocités dignes de films d'épouvante et dont on ne connaîtra jamais exactement le noir bilan
: "Pendant sept mois, les soldats de la "Force Tigre" ont tué un grand nombre de civils désarmés sur les Hauts Plateaux - parfois
après les avoir torturés et mutilés - dans une vague de violence jamais révélée au public américain. Ils ont jeté des grenades dans
des abris où des femmes et des enfants se cachaient - les transformant en fosses communes - et abattu des civils qui parfois
suppliaient qu'on les épargne. Ils ont fréquemment torturé et abattu des prisonniers, coupant leurs oreilles et les scalpant pour se
faire des souvenirs (...). Ils ont perpétré la plus longue série d'atrocités au Vietnam tandis que leurs chefs regardaient ailleurs."
"Le droit de savoir"
L'obsession du jour était le body count, le chiffre des ennemis, ou prétendus tels, tués : "Pendant dix jours à partir du 11 novembre,
les registres montrent que le peloton a affirmé avoir tué 49 Vietcongs, mais que 46 n'avaient aucune arme", rapporte The Blade.
"Les relevés de la radio militaire montrent que l'objectif a été atteint : 327 tués au 19 novembre."
Le journal évoque le cas du soldat Sam Ybarra, "cité sept fois parmi les trente allégations de crimes de guerre contre la "Force
Tigre", y compris le viol et le meurtre à coups de couteau d'une gamine de 13 ans et l'assassinat d'un garçon de 15. On l'a vu,
encore et encore, coupant des oreilles d'ennemis et de villageois morts, et parfois les scalpant avec son couteau de chasse. Treize
anciens du commando ont été frappés par une même image : Ybarra portant un collier d'oreilles humaines." Objectif : "Faire peur
aux Vietnamiens" pour les forcer à accepter d'être regroupés dans des camps, hors de portée des maquisards du Vietcong.
Pire, son supérieur, le lieutenant Hawkins, accusé par ses hommes du meurtre d'un vieux paysan et d'avoir donné l'ordre d'exécuter
civils et prisonniers, n'a jamais été poursuivi. "Les commandants étaient au courant de ces atrocités et les ont parfois encouragées.
Ils ont même demandé à deux soldats qui avaient tenté d'y mettre fin de se tenir tranquilles avant de les transférer." "Nous ne
comptions pas" les cadavres, a témoigné le soldat Ken Kerney, devenu pompier. "Je savais que ce n'était pas bien, mais c'était
une pratique acceptable."
Oui, mais "des soldats étaient saouls de bière dès l'aube". "La situation était devenue incontrôlable", se souvient Rion Causey,
infirmier devenu ingénieur nucléaire. "Je me demande comment certains peuvent dormir tranquilles trente ans après."
Directeur exécutif du Blade, Ron Royhab répond à ceux qui lui ont demandé : "Pourquoi avez-vous fait cela ?" "Notre raison, c'est
que le public a le droit de savoir que des soldats américains ont commis des atrocités et que notre gouvernement le lui a caché.
Nous serions complices d'une tentative pour étouffer l'affaire en ne publiant pas ce que nous savons sur ces crimes de guerre. Des
méfaits d'une telle ampleur sont toujours significatifs. Il est important de savoir ce qui s'est passé et pourquoi, car c'est comme ça
que fonctionne une démocratie." Oui, même si justice n'a pas encore été faite.
Par Patrice de Beer - Le Monde - 22 Octobre 2003
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