Mme Binh : nous devons alerter l'opinion internationale avec force
Mme Nguyen Thi Binh, vice-présidente de la République socialiste du Vietnam et qui avait représenté le GRP aux négociations
de Paris est aussi présidente du Fonds d'aide aux victimes de l'agent orange.
Quand avez-vous pris conscience de l'ampleur des terribles effets de l'agent orange ?
Nguyen Thi Binh. Toute une série de produits chimiques ont été déversés sur le sud de notre pays pendant dix ans : une
quinzaine en tout, qui avaient les noms des couleurs de l'arc-en-ciel. L'agent pourpre, rose, blanc, vert, etc. Le plus toxique
était l'orange à cause de la dioxine qu'il contient.
Très vite après les premiers raids, nous avons eu connaissance des conséquences écologiques de l'épandage des herbicides
mais nous ne pouvions pas alors mesurer l'ampleur des dégâts humanitaires dans leur globalité. Dans les années soixante, des
scientifiques du monde entier se sont inquiétés et ont dénoncé cette guerre chimique que menaient les Américains. Une
conférence internationale s'est tenue en 1970 à la faculté d'Orsay qui faisait état des malformations congénitales et des cancers
dus à la dioxine.
Il semble qu'après la guerre ce problème n'ait pas été une priorité pour le Vietnam ?
Nguyen Thi Binh. C'est vrai, nous n'avons pas suffisamment prêté attention à ce sujet. Mais il faut se replonger dans le contexte
politique de l'époque. Le pays était entièrement ravagé par la guerre et nous avions eu de graves problèmes à résoudre. Il y a
eu le Cambodge, l'embargo américain, qui pesait de tout son poids sur la reconstruction du pays. Il fallait résoudre aussi les
problèmes de société hérités de la guerre. Le retour des soldats, leur réinsertion dans la vie civile, le chômage, la pauvreté.
Nous nous sommes occupés des victimes de la guerre en général, c'est-à-dire des millions de gens.
En octobre 1980, nous avons formé une commission, nommée 10/80, quand nous nous sommes rendu compte du nombre des
personnes affectées au Sud-Vietnam et parmi les vétérans et de la multiplicité des naissances d'enfants handicapés. Des
médecins, des scientifiques ont travaillé sur cette question pour mettre en corrélation la dioxine et les pathologies développées.
Des experts allemands et américains sont venus nous aider. Mais les analyses de sang pour détecter la présence de dioxine
chez l'être humain coûtent très cher. 1 000 dollars à 2 000 dollars par examen. Nous n'avons pas les fonds nécessaires pour
mener les enquêtes conduisant à des statistiques fiables et reconnues par la communauté scientifique. C'est en jouant sur ce
point que le gouvernement américain refuse de reconnaître ses responsabilités.
Que fait aujourd'hui le gouvernement vietnamien pour aider les victimes ?
Nguyen Thi Binh. Nous venons de décider que les victimes de l'agent orange et leurs enfants recevraient une aide mensuelle.
Aussi modeste soit-elle, cette aide est une preuve de reconnaissance. Bien sûr, la décision vient tard mais nous avons
d'énormes difficultés économiques. Ces indemnisations sont d'autant plus indispensables que les populations affectées sont en
large majorité des paysans très pauvres. Les maladies des parents laissent les familles sans ressources. L'assistance aux enfants
- dans certains cas on compte 4, 5, voire davantage, personnes handicapées dans un même groupe familial - est une charge
énorme pour les bien portants. Avec l'aide d'organisations de solidarité nous avons créé des centres d'accueil, de soins, de
réinsertion. Mais ils sont encore en nombre insuffisant.
Comptez-vous interpeller le gouvernement américain ?
Nguyen Thi Binh. Il y a deux aspects du problème : sur le plan humanitaire, notre gouvernement se doit de secourir les victimes
et de mobiliser les ONG pour les aider, les soigner. Je l'ai dit, c'est encore très limité. Le second aspect est d'ordre juridique et
politique avec les Etats-Unis. Nous leur avons déjà posé le problème. Lors de sa visite à Hanoï, en 1997, Madeleine Albright a
refusé d'y répondre. D'après elle, il faut des preuves scientifiques. C'est une façon d'éluder le problème et de laisser seul le
Vietnam y faire face. · mon sens, nous devons alerter l'opinion mondiale et poser le problème avec plus de force.
Par Dominique Bari - L'Humanité, le 21 Avril 2000.
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