Au petit bedon
Monsieur Kim est probablement le plus francophile des Vietnamiens de son
coin et le cuisinier qui s'autoproclame le meilleur chef de tout le pays. Et il a
peut-être raison. Chez lui, au Café des amis de Hoi An, pas de menu, à peine
un choix: végétarien ou pas. Pour le reste, c'est lui le chef. Il vous amène les
plats qu'il a préparés (et lui-même mangés) ce soir-là et vous en parle avec
des étincelles dans les yeux. «Chaque soir est différent, et chaque soir, c'est
meilleur qu'hier. C'est comme l'amour», répète-t-il grivoisement.
Si feu l'Indochine a conservé quelques racines avec la mère patrie, c'est bien
dans la nourriture qu'on le voit. Ceux qui espèrent perdre quelques kilos au
pays des cure-dents devraient se raviser. Car le Vietnam , c'est d'abord et
avant tout une affaire de bouffe.
Il n'est pas un coin de rue que les gentilles dames aux chapeaux coniques ne
transforment en bouis-bouis improvisés. La viande achetée plus tôt à l'étale
en plein air du marché - cailles, grenouilles ou tourterelles - grille maintenant,
à côté des épis de maïs, sur le barbecue portatif qu'elles trimbalent dans leurs
paniers de bambou suspendus à leurs frêles épaules.
Si ce n'est de grillades, alors c'est de ces fabuleuses soupes-repas qu'on
apaise sa faim. Les nouilles de riz cuites reposent dans un grand plat et il
suffit de faire signe à la dame pour qu'elle en fourre une poignée dans un bol,
y verse du bouillon, ajoute un peu de poulet bouilli et saupoudre le tout d'un
peu de verdure. Moyennant quelques sous, voilà le dîner prêt, qu'on avale en
vitesse accroupi sur un des bancs de plastique disposés autour de l'échoppe.
Le Vietnam, c'est aussi ces sandwichs à 30 sous sur pain français garnis de
viandes braisées, de persil, de sauces piquantes et de tranches de
concombre qu'on vous emballe dans une page du rapport annuel de 1996 de
la Taiwan Securities C'est ces beignets encore chauds saupoudrés de gros
sucre que l'on achète des enfants qui vous poursuivent avec leurs plateaux
de bambou.
Le Vietnam, c'est surtout les étales de produits maraîchers, où se bousculent
les magnifiques fruits du dragon avec leur costume fuchsia qui habille une
chair blanche à picots noirs, les mangoustans repoussants sous leurs allures
de betteraves de mauvais poil mais qui cachent des quartiers translucides
plus sucrés encore que le litchi, et le populaire ramboustan dont l'écorce de
porc-épic rouge et jaune jonche les rues du tout Saigon. C'est la douce odeur
de l'ananas que l'on mange comme une sucette, une moitié piquée sur un
bâton, qui fait la lutte à celle, répugnante, du durian. L'énorme melon vert
pâle est à la cuisine vietnamienne ce que le petit-pont-l'évêque est à la table
française: une perversité gustative à laquelle on ne s'habitue qu'avec le
temps.
Les odeurs de viande grillée, de maïs roussi, de fruits juste à point... La rue
vietnamienne est un énorme restaurant à ciel ouvert. Il faut dire qu'on y fait
tout, sur cette rue, incluant se laver et dormir, le besoin d'intimité ne
semblant pas être très prononcé. Espace public et privé se confondent ici.
Même les restaurants plus formels ne sont souvent que l'extension de la
cuisine familiale. Combien de fois ne trouve-t-on pas, dans la salle de bains
des établissements, les brosses à dents de toute la famille?
Non, vraiment, M. Kim est peut-être bien international, lui qui fait le tour de
l'Europe six mois par année pour diffuser son savoir-faire culinaire et
concocter les menus de Swiss Air, il est peut-être très francophile à faire
jouer Brassens puis Céline Dion en apprenant que je suis Canadienne, mais il
est bel et bien Vietnamien en me servant les restes de son souper du soir
Par Hélène Buzzetti - Le Devoir - le 28 Décembre 2001.
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