Dragon économique, escargot politique
HANOI - En fin d'après-midi, à
l'heure où les vagues de
centaines de
vélomoteurs pétaradants
prennent d'assaut les
avenues de Hanoi, on voit
soudain se profiler au loin
une file ordonnée d'une
dizaine de vaillants
motards brandissant de
grands drapeaux rouges
qui claquent au vent et
remontant la foule sans ménagement. Le cortège équipé de
haut-parleurs est précédé d'une voiture klaxonnant et décorée d'une
banderole, inscrite en jaune sur fond rouge, les deux couleurs de
l'emblème communiste vietnamien. Mais les apparences peuvent être
trompeuses dans le Viêt-nam d'aujourd'hui: il s'agit tout bonnement
d'une campagne publicitaire pour les scooters Piaggio. En récupérant
les symboles familiers du communisme, la marque italienne tente ainsi
de détrôner Honda.
Bannière étoilée. Sur un coin de trottoir, un conducteur de
vélopousse qui traque le client - touriste de préférence - a adopté une
tactique fort comparable: il arbore sans complexes une casquette à
l'effigie du drapeau américain et une veste siglée «US Army». La
bannière étoilée de l'ancien ennemi figure parfois aussi en bonne place
dans les petites échoppes privées, qui, en quelques années, ont
littéralement envahi les villes du pays. On trouve aussi des cafés privés
offrant un accès à l'Internet jusque dans les étroites ruelles de Hanoi.
Les petits marchands aux chapeaux coniques venus de la campagne
écument les rues de la capitale, leurs lourdes palanches sur l'épaule,
pour vendre leurs légumes. Cherchant un endroit tranquille pour
évaluer la recette de la journée, certains ne se gênent pas pour
compter leur pécule au pied de la statue de Lê-nin (Lénine), dans le
centre de Hanoi.
Deux Viêt-nam, de plus en plus différents, tentent aujourd'hui de
coexister. A l'heure où l'économie de marché triomphe partout, le
pouvoir politique affiche toujours une stricte rigidité. «Le Parti
communiste du Viêt-nam a une foi inébranlable dans la justesse
de la voie socialiste», titrait samedi dernier la presse officielle.
Quatre jours plus tard, le Premier ministre Pham Van Khai rappelait
aux députés la nécessité pour le gouvernement communiste de trouver
des «stratégies adaptées» pour rentabiliser les entreprises d'Etat
déficitaires (c'est le cas d'au moins 40 % d'entre elles). En réalité, une
grande partie de celles-ci sont déjà privatisées, mais en douce. Les
entreprises d'Etat sont pour beaucoup des coquilles vides, dirigées
par des fonctionnaires en cheville avec des sous-traitants privés,
exacerbant ce que la presse appelle le «phénomène néfaste de la
corruption». Conjugués avec une bureaucratie omniprésente, ces
atavismes ont jusqu'ici découragé nombre d'investisseurs étrangers.
Ce dilemme du «pré-post-communisme» a des implications politiques.
Rien n'illustre mieux ce phénomène qu'une visite dans les hauts lieux
de l'idéologie moribonde. Le «palais de la culture» a ainsi été
transformé en vaste marché couvert, où les chalands se bousculent
pour acheter vêtements ou produits de beauté fabriqués par des
entreprises à capitaux mixtes. Le musée Ho Chi Minh, au cœur de la
capitale? L'aile gauche de cet immeuble érigé par les Soviétiques est
consacrée à la vie du héros de l'indépendance vietnamienne, dont les
citations sont encadrées dans des panneaux cerclés de rouge: «Un
parti sans idéologie est comme un homme sans esprit ou un
navire sans boussole», lit-on en entrant. L'aile droite est, elle, dédiée
aux «héros-combattants de la période de la rénovation», qui a
suivi le lancement des réformes économiques en 1986. Une vitrine
expose cinq laides chemisettes sous emballage destinées à
l'exportation et produites par l'usine d'Etat «Octobre», quelques
ampoules électriques et néons de la marque Reng Dong, et une
armoire de circuits électroniques qui paraît avoir trente ans d'âge. Les
photos des directeurs de ces unités de production modèles figurent
aux côtés de celles d'autres héros: deux médecins et un colonel de la
sécurité publique.
Contestation. La police demeure en effet l'un des piliers du pouvoir.
C'est à elle qu'on fait appel lorsque des voix, y compris celles de
caciques, et non des moindres, commencent à dénoncer l'écart
croissant entre ces «deux Viêt-nam». Un général à la retraite, Tran
Do, auteur de plusieurs lettres ouvertes pour demander des réformes
démocratiques et la liberté d'expression, a été expulsé du parti en
janvier 1999, alors qu'il dirigeait le Comité pour la culture et
l'idéologie du Parti. Il vit actuellement en résidence surveillée. Tran Do
n'est pas le premier vétéran à exiger des réformes politiques. Avant
lui, le directeur fondateur du Club des résistants-combattants, Nguyen
Ho, avait appelé, en 1996, à davantage de démocratie. Il est
également depuis en résidence surveillée. Idem pour l'ancien directeur
de l'Institut marxiste-léniniste, Hoang Minh Chinh, puni pour
«propagande antisocialiste». Plus récemment, le géologue Nguyen
Thanh Giang, qui brocardait ouvertement les «capitalistes rouges»
tout en plaidant pour le multipartisme, a été lui aussi mis sous
surveillance. Même le héros national, le général Vo Nguyen Giap, y
est allé cette année de son couplet assassin, dénonçant dans les
colonnes du journal officiel Nhan Dan ce qu'il a appelé la
«stagnation idéologique» du Parti. «Nous nous rénovons, lui a
répondu le secrétaire général du Parti, Le Kha Phieu, mais nous
sommes déterminés à ne pas changer de couleur.».
Par Philippe Grangereau - Libération, le 17 Novembre 2000.
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