~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
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Les Vietnamiens font un triomphe à Clinton

HANOI - Bill Clinton a été accueilli hier soir à Hanoi par plusieurs dizaines de milliers d'habitants qui l'ont ovationné sur son passage, sous les regards inquiets de centaines policiers en uniforme et en civil. La foule s'était postée sur le passage du cortège présidentiel plusieurs heures avant son arrivée, pourtant très tardive (23 heures).

«J'aime Bill Clinton», souffle une jeune femme très excitée qui patiente, serrée sur le trottoir contre des centaines d'autres personnes, devant l'hôtel Daewoo, où est logé le président américain. Plus calme mais aussi peu effarouchée, une autre jeune femme s'épanche: «C'est l'homme le plus beau que je connaisse. Tout le Viêt-nam l'adore... le monde entier aime Bill Clinton!» Même écho de la part d'une autre fan vêtue comme pour un défilé de mode, en tailleur moulant et chapeau. «Le gouvernement n'accueille pas bien Bill Clinton en raison du passé, confie-t-elle, mais nous, nous voulons le saluer et nous sommes ici pour qu'il voie que, pour nous, sa venue est un grand événement.»

Minimiser. La presse officielle, il est vrai, avait expédié la nouvelle de cette première visite d'un président américain au Viêt-nam unifié en un paragraphe laconique. De surcroît, aucune rue n'avait été pavoisée de bannières américaines. «C'est un président comme un autre, ni plus ni moins», nous expliquait hier, mi-figue mi-raisin, un responsable du ministère des Affaires étrangères. Le souci primordial des officiels vietnamiens est de minimiser cet événement pourtant lourd de symbolique. Pour le peuple vietnamien, qui a perdu trois millions des siens dans la guerre non déclarée que lui ont livrée les Etats-Unis entre 1965 et 1975 (qu'on appelle ici la «guerre américaine»); et pour les Américains vaincus, qui ont perdu 58 000 hommes et beaucoup de prestige.

Le gouvernement vietnamien entend cependant offrir au président Clinton, qui est accompagné de sa femme, Hillary, et de sa fille, Chelsea, la meilleure impression qui soit. Son itinéraire à Hanoi a été minutieusement choisi pour sillonner les beaux quartiers bordés d'arbres, de cafés et des superbes maisons bâties par les colons français. Le mausolée Ho Chi Minh a été fermé, officiellement pour rénovation, ostensiblement afin d'épargner à Bill Clinton l'hommage au révolutionnaire (décédé en 1969), auquel se plie généralement tout visiteur officiel. Le Président doit déjeuner vendredi au Brother's Café, le restaurant chic de la ville, et assister dans la soirée à une représentation à l'Opéra de Hanoi.

«Indécent». Il doit rencontrer auparavant le Premier ministre Pham Van Khai et le président Tran Duc Long, qui donne un dîner de gala en son honneur. L'entrevue avec Le Kha Phieu, le secrétaire général du Parti communiste vietnamien, est prévue pour samedi, juste avant un crochet dans une rizière située à quelques dizaines de kilomètres de Hanoi, où des restes de GI viennent d'être découverts. Des officiels américains avaient sollicité Suel Jones, un ancien combattant de la guerre du Viêt-nam qui milite pour que Washington compense les victimes vietnamiennes de l'Agent orange (défoliant à base de dioxine), afin qu'il assiste à la cérémonie. «Comme j'étais à Hanoi, il m'ont demandé, raconte-t-il. Mais j'ai refusé, pour protester. Les Etats-Unis dépensent des millions de dollars pour retrouver un bout d'os ici ou une dent là, alors qu'ils n'offrent rien aux dizaines de milliers de victimes de l'Agent orange. C'est indécent.»

Bill Clinton doit enfin rejoindre dimanche Ho Chi Minh-Ville (l'ancien Saigon), d'où sont partis les derniers GI, en hélicoptère depuis le toit de l'ambassade américaine. La chancellerie américaine a été rouverte, cette fois-ci à Hanoi, en 1996, deux ans après la levée de l'embargo américain. Le rétablissement des relations diplomatiques (1995) doit beaucoup à Bill Clinton, ce qui lui vaut - au moins autant que son opposition au conflit indochinois dans sa jeunesse - l'estime des Vietnamiens. Hanoi se méfie pourtant de l'homme de la Maison Blanche, qui a averti hier qu'il ne présenterait pas d'excuses pour la guerre du Viêt-nam. Hanoi entend cependant insister sur ce point: une manière astucieuse de dévier d'éventuelles critiques sur la question des droits de l'homme. Bill Clinton compte apparemment toucher un mot sur ce sujet aux étudiants d'une université de Hanoi, devant lesquels il doit prononcer aujourd'hui un discours. Discours qui devrait être diffusé en direct sur la télévision vietnamienne - à en croire tout du moins un officiel américain cité par l'agence Reuters. Il n'en sera rien, nous expliquait pourtant hier un responsable vietnamien. «Lorsque François Mitterrand a effectué sa première visite ici (en février 1993, ndlr), il n'a pas parlé en direct. Clinton non plus.».

Par Philippe Grangereau - Libération, le 17 Novembre 2000.


Dragon économique, escargot politique

HANOI - En fin d'après-midi, à l'heure où les vagues de centaines de vélomoteurs pétaradants prennent d'assaut les avenues de Hanoi, on voit soudain se profiler au loin une file ordonnée d'une dizaine de vaillants motards brandissant de grands drapeaux rouges qui claquent au vent et remontant la foule sans ménagement. Le cortège équipé de haut-parleurs est précédé d'une voiture klaxonnant et décorée d'une banderole, inscrite en jaune sur fond rouge, les deux couleurs de l'emblème communiste vietnamien. Mais les apparences peuvent être trompeuses dans le Viêt-nam d'aujourd'hui: il s'agit tout bonnement d'une campagne publicitaire pour les scooters Piaggio. En récupérant les symboles familiers du communisme, la marque italienne tente ainsi de détrôner Honda.

Bannière étoilée. Sur un coin de trottoir, un conducteur de vélopousse qui traque le client - touriste de préférence - a adopté une tactique fort comparable: il arbore sans complexes une casquette à l'effigie du drapeau américain et une veste siglée «US Army». La bannière étoilée de l'ancien ennemi figure parfois aussi en bonne place dans les petites échoppes privées, qui, en quelques années, ont littéralement envahi les villes du pays. On trouve aussi des cafés privés offrant un accès à l'Internet jusque dans les étroites ruelles de Hanoi. Les petits marchands aux chapeaux coniques venus de la campagne écument les rues de la capitale, leurs lourdes palanches sur l'épaule, pour vendre leurs légumes. Cherchant un endroit tranquille pour évaluer la recette de la journée, certains ne se gênent pas pour compter leur pécule au pied de la statue de Lê-nin (Lénine), dans le centre de Hanoi.

Deux Viêt-nam, de plus en plus différents, tentent aujourd'hui de coexister. A l'heure où l'économie de marché triomphe partout, le pouvoir politique affiche toujours une stricte rigidité. «Le Parti communiste du Viêt-nam a une foi inébranlable dans la justesse de la voie socialiste», titrait samedi dernier la presse officielle. Quatre jours plus tard, le Premier ministre Pham Van Khai rappelait aux députés la nécessité pour le gouvernement communiste de trouver des «stratégies adaptées» pour rentabiliser les entreprises d'Etat déficitaires (c'est le cas d'au moins 40 % d'entre elles). En réalité, une grande partie de celles-ci sont déjà privatisées, mais en douce. Les entreprises d'Etat sont pour beaucoup des coquilles vides, dirigées par des fonctionnaires en cheville avec des sous-traitants privés, exacerbant ce que la presse appelle le «phénomène néfaste de la corruption». Conjugués avec une bureaucratie omniprésente, ces atavismes ont jusqu'ici découragé nombre d'investisseurs étrangers.

Ce dilemme du «pré-post-communisme» a des implications politiques. Rien n'illustre mieux ce phénomène qu'une visite dans les hauts lieux de l'idéologie moribonde. Le «palais de la culture» a ainsi été transformé en vaste marché couvert, où les chalands se bousculent pour acheter vêtements ou produits de beauté fabriqués par des entreprises à capitaux mixtes. Le musée Ho Chi Minh, au cœur de la capitale? L'aile gauche de cet immeuble érigé par les Soviétiques est consacrée à la vie du héros de l'indépendance vietnamienne, dont les citations sont encadrées dans des panneaux cerclés de rouge: «Un parti sans idéologie est comme un homme sans esprit ou un navire sans boussole», lit-on en entrant. L'aile droite est, elle, dédiée aux «héros-combattants de la période de la rénovation», qui a suivi le lancement des réformes économiques en 1986. Une vitrine expose cinq laides chemisettes sous emballage destinées à l'exportation et produites par l'usine d'Etat «Octobre», quelques ampoules électriques et néons de la marque Reng Dong, et une armoire de circuits électroniques qui paraît avoir trente ans d'âge. Les photos des directeurs de ces unités de production modèles figurent aux côtés de celles d'autres héros: deux médecins et un colonel de la sécurité publique.

Contestation. La police demeure en effet l'un des piliers du pouvoir. C'est à elle qu'on fait appel lorsque des voix, y compris celles de caciques, et non des moindres, commencent à dénoncer l'écart croissant entre ces «deux Viêt-nam». Un général à la retraite, Tran Do, auteur de plusieurs lettres ouvertes pour demander des réformes démocratiques et la liberté d'expression, a été expulsé du parti en janvier 1999, alors qu'il dirigeait le Comité pour la culture et l'idéologie du Parti. Il vit actuellement en résidence surveillée. Tran Do n'est pas le premier vétéran à exiger des réformes politiques. Avant lui, le directeur fondateur du Club des résistants-combattants, Nguyen Ho, avait appelé, en 1996, à davantage de démocratie. Il est également depuis en résidence surveillée. Idem pour l'ancien directeur de l'Institut marxiste-léniniste, Hoang Minh Chinh, puni pour «propagande antisocialiste». Plus récemment, le géologue Nguyen Thanh Giang, qui brocardait ouvertement les «capitalistes rouges» tout en plaidant pour le multipartisme, a été lui aussi mis sous surveillance. Même le héros national, le général Vo Nguyen Giap, y est allé cette année de son couplet assassin, dénonçant dans les colonnes du journal officiel Nhan Dan ce qu'il a appelé la «stagnation idéologique» du Parti. «Nous nous rénovons, lui a répondu le secrétaire général du Parti, Le Kha Phieu, mais nous sommes déterminés à ne pas changer de couleur.».

Par Philippe Grangereau - Libération, le 17 Novembre 2000.


Amère victoire

HANOI - Un président des Etats-Unis à Hanoi. La nouvelle ne paraîtra sans doute pas extraordinaire aux jeunes générations. Aux moins jeunes, si, tant la guerre américaine du Viêt-nam a marqué plusieurs générations et a joué un rôle fondamental dans leur éducation politique et leur révolte contre un conformisme anesthésiant. Aux Etats-Unis bien sûr, qui ont laissé près de 60 000 hommes sur le terrain, mais aussi en Europe et dans tout le tiers monde où la lutte contre la guerre s'est vite résumée en la dénonciation de l'«impérialisme américain». Ces temps peuvent paraître lointains, mais ils ont longtemps pesé dans l'équation politique américaine, freinant toute velléité d'engagement extérieur. Ils sont aussi à l'origine du concept de la guerre «chirurgicale», du conflit à «zéro mort» américain que l'on a vu appliquer aussi bien lors de la guerre du Golfe que de celle du Kosovo.

Mais c'est pour le Viêt-nam et les Vietnamiens, finalement, que la défaite américaine aura été le plus accablante : trois millions de morts, mais aussi l'impossible héritage de ce qui a été une véritable guerre civile. Avec la victoire totale de dirigeants communistes n'ayant pratiquement connu que la lutte armée, la guerre américaine du Viêt-nam ayant succédé sans réelle solution de continuité à la guerre française d'Indochine.

Le résultat de ce verrouillage est consternant : les géniaux communistes guerriers d'hier se sont révélés, en temps de paix, bureaucrates accomplis, gestionnaires incompétents et politiques effrayés jusque par leur ombre. Gérant leur victoire «patriotique» comme leur unique patrimoine, ils vivent dans la peur de leur peuple - surtout celui du Sud - et de la moindre ouverture d'un système qui n'y survivrait pas.

D'où cette situation paradoxale, qui régnait hier à Hanoi, où les successeurs des vainqueurs d'hier cherchaient presque à cacher à la population l'arrivée du représentant des vaincus d'il y a quelque vingt-cinq ans. Ils n'y parvinrent d'ailleurs pas, tant est grande la lassitude des jeunes générations à l'égard du régime et profonde, sous tous les interdits, sa fascination pour l'Amérique. Quelle amère victoire.

Par Jacques Almaric - Libération, le 17 Novembre 2000.


Vrais fantômes et faux espoirs

WASHINGTON - Chaque année, le même rite se déroule sur le Mall, l'immense esplanade au cœur de Washington, à l'occasion du Veteran's Day, la fête des anciens combattants, le 11 novembre. Des milliers d'Américains défilent en famille ou seuls dans un silence seulement entrecoupé de sanglots étouffés devant une longue plaque de marbre noir. Des mains tremblantes caressent du bout des doigts les 58 000 noms gravés sur cette immense pierre tombale, à demi enfouie dans le sol, et y déposent des fleurs, des lettres ou des petits riens, en mémoire de des pères, frères, époux ou amis morts au Viêt-nam. Cette année, l'écho du rite a été plus perceptible que les fois précédentes. Il a été célébré à la veille de la visite historique de Bill Clinton à Hanoi - la première d'un président américain depuis la fin de la guerre il y a vingt-cinq ans. «Dans la mémoire de notre pays, le Viêt-nam était une guerre. Mais le Viêt-nam est aussi un pays», a expliqué le chef de l'Etat, au cimetière national d'Arlington (Virginie), lors de la cérémonie officielle d'hommage à tous les Américains morts pour la patrie.

Droits de l'homme. «Il ne s'agit pas pour nous de fermer un chapitre, mais d'en écrire un nouveau», a expliqué son conseiller à la sécurité nationale, Sandy Berger, en précisant que Clinton encouragera les dirigeants vietnamiens à «poursuivre les réformes engagées» dans le domaine économique et «à améliorer le respect des droits de l'homme et des libertés religieuses» dans l'un des derniers Etats communistes de la planète. L'espoir est évidemment une véritable normalisation des relations entre les deux ex-ennemis, en particulier par le biais d'échanges économiques rendus possibles par l'accord commercial conclu en juillet dernier, mais celui-ci n'a pas été encore ratifié par le Congrès et a été bloqué par les conservateurs au sein de la direction du Parti communiste vietnamien. Clinton débarque à la tête d'une délégation de trente chefs de grandes entreprises américaines, allant de Boeing à Pepsi-Cola en passant par General Motors, venus explorer la possibilité d'investissements dans le pays.

Les fantômes du passé planeront pourtant sur la première visite d'un dirigeant américain au Viêt-nam depuis celle qu'avait faite, en 1969, Richard Nixon dans ce qui était la république du Sud-Viêt-nam, soutenue par les Etats-Unis contre le Nord-Viêt-nam communiste. Clinton visitera l'un des sites, à la périphérie de Hanoi, où experts américains et vietnamiens recherchent encore des traces du capitaine Lawrence Evert, dont le chasseur-bombardier F-105 avait été abattu le 8 novembre 1967 et qui est l'un des 1 992 soldats et aviateurs américains toujours portés «disparus au combat» (Missing in Action ou MIA). De leur côté, les Vietnamiens rappellent les ravages provoqués par l'intervention américaine et les 3 millions de morts de la guerre. Aux Etats-Unis, la visite n'a pas été sans provoquer quelques polémiques, moins sur le principe de la visite que sur le messager chargé de la réconciliation. Bill Clinton se voit en effet toujours reprocher par une partie de l'opinion publique américaine d'avoir tout fait pour éviter d'être mobilisé pendant la guerre, à laquelle il s'était opposé quand il était étudiant.

La répression que le régime communiste continue de mener contre ses critiques et opposants fait aussi problème. A la fin du mois dernier, cinq sénateurs, dont l'ex-candidat à la présidence John McCain, ont envoyé une lettre ouverte à Clinton lui demandant d'utiliser son voyage pour «faire pression en faveur d'une amélioration significative, réelle et visible du respect des droits de l'homme». Human Rights Watch a publié un rapport notant qu'en dépit d'améliorations le gouvernement de Hanoi «continue de limiter sévèrement» les libertés fondamentales. Et les groupes de pression religieux, ainsi que la communauté vietnamienne-américaine (dominée par les réfugiés qui avaient fui en 1975 le régime communiste) ont appelé le Président à rencontrer des dissidents bouddhistes, comme le vénérable Thich Quang Do, responsable de l'Eglise bouddhiste unifiée. La Maison Blanche répond qu'aucune rencontre n'est prévue avec des dissidents.

Dernière sortie. La marge de manœuvre de Clinton, qui avait levé l'embargo contre le Viêt-nam en 1994, puis rétabli l'année suivante des relations diplomatiques avec Hanoi, est donc limitée, autant pour l'avenir que par le passé. Il ne pourra guère aller au-delà d'appels à la réconciliation avec ce qu'il qualifie de «pays qui sort d'un demi-siècle de conflits, de tragédies et d'isolement... et qui ne pourra réussir dans l'ère nouvelle de la globalisation qu'en s'ouvrant au monde». Aller plus loin serait engager le prochain président. Geste symbolique important, le voyage à Hanoi sera l'une des dernières apparitions de Clinton sur la scène internationale, à deux mois de la fin de son mandat, alors même que le nom de son successeur n'est toujours pas connu à Washington....

Par Patrick Sabatier - Libération, le 17 Novembre 2000.