Le bon Américain et le méchant régime
HANOI - Il faut aujourd'hui fréquenter une des discothèques branchées du Vietnam
pour s'entendre dire que le «bon Américain», c'est Bill Clinton. On
vous le dira à Apocalypse Now, à Saïgon, où l'on a refoulé au fond de la mémoire
les scènes de ce film de Francis Ford Coppola montrant les hélicoptères américains
mitraillant un village vietnamien.
Sous les pales des ventilateurs évoquant celles des monstres volants,
Bui Van Biet, 22 ans, joue les mauvais garçons en haussant des épaules: «On
nous rabâche la guerre contre les Américains, mais elle ne nous concerne pas.»
La moitié des 78 millions de Vietnamiens sont nés après la fin officielle de
la guerre en 1975. Ils s'échangent les dernières vidéos piratées de films américains
ou des combines pour obtenir une bourse d'études aux Etats-Unis.
Les jeunes filles se la jouent fleur bleue, captivées par Phuong Thao,
«Herbe parfumée». C'est une chanteuse amérasienne, fille abandonnée d'un GI.
Après la guerre, on maltraitait les enfants laissés par les Américains d'un
quolibet: «Tête de canard, cul de poulet.» La chanteuse étoile d'Aladin,
le cabaret à la mode chez les nouveaux riches de Hanoï, moulée dans son ao daï,
la tunique féminine traditionnelle, murmure des chagrins d'amour qui déclenchent
des avalanches de larmes, bouquets et dollars.
Attablé devant un cognac coupé à l'eau gazeuse, un hommes d'affaires
lance: «Les Américains débarquent!» Cette fois, personne ne s'inquiète,
car ces Américains, au nombre impressionnant de 2000, forment la suite d'un
président qui, note le critique d'art Do Thi Phung Quynh, «a refusé de participer
à la guerre, ce qui le rend plutôt sympathique». Ancien du Tribunal Russel
sur les crimes de guerre américains, des années 60-70, aujourd'hui magistrat
en retraite de la Cour suprême de Hanoï, Bui Huy Phung confirme: «Il n'y
a plus d'animosité contre les Américains, l'heure de la réconciliation est arrivée.»
Parfois, on rêve. Le Anh, Saïgonnaise d'une quarantaine d'années employée d'une
société française, voit Clinton en magicien: il débloquera son visa pour des
études aux Etats-Unis ou glissera un mot aux autorités pour empêcher l'expropriation
de sa famille. Peut-être même pourra-t-elle enfin, grâce à lui, lire d'autres
journaux que celui qu'elle lit à la sauvette chez son patron, le Bangkok
Post. Les opposants au régime sont moins enthousiastes.
Au fond de la boutique familiale encombrée de layette et couches culottes
dans une venelle de Hanoï, Lê Dat se tient tout droit dans son pyjama: ce poète
de 72 ans est l'un des enfants terribles du Vietnam, qui «ont oublié la peur».
Selon lui, le peuple vietnamien n'a rien à espérer de la visite du président
américain. Ex-«poète réactionnaire numéro un», interné dans les camps
de rééducation par le travail dans les années 60-70, il prévoit que «ceux
qui nous dirigent peuvent y gagner en prestige, on se fera des courbettes, de
vagues promesses sur les libertés confisquées et puis tout sera oublié».
«Le gouvernement vietnamienlimite sérieusement la liberté d'expression
des dissidents et la liberté d'association des groupes religieux», rappelle
l'organisation de défense des droits de l'homme, Human Rights Watch, dans un
rapport remis à Clinton.
Les sanctions, les brimades, les agents de la Sécurité qui épient faits et gestes
des opposants découragent les vocations de héros. «La jeune génération est
plus prudente, peut-être plus réaliste», constate le poète Lê Dat. Il a
avec les autorités des contacts «mi-figue, mi-raisin». «En régime totalitaire,
la peur est ce qu'il y a de plus avilissant», ajoute-t-il. Quand on veut
parler politique, dit Le Anh, la Saïgonnaise, «on chuchote entre amis mais
personne n'ose agir». «Le peuple vietnamien est apathique, il a trouvé sa tranquillité
dans l'esclavage», juge pour sa part le prêtre rédemptoriste Chân Tin,
de l'église Ky Dong à Saïgon.
Le poète Lê Dat se console avec le «privilège de l'âge: je suis passé
de la liste noire à la liste rouge des espèces rares à protéger : il n'y a guère
plus qu'un poète suranné comme moi pour s'intéresser à des chose futiles comme
la démocratie». Le vieil homme malade tourne les pages d'un minuscule carnet
écorné. Il y a consigné les noms et numéros de téléphone d'opposants eux aussi
étroitement surveillés: Hoang Minh Chinh, qui a fait de la prison pour avoir
propagé des écrits hostiles à l'omnipotence du parti, l'écrivain Duong Thu Huong,
surnommée la «langue venimeuse de la dissidence», et quelques autres
encore, enfermés pour leurs articles sur les tares du régime, ou pour «possession
de propagande antisocialiste».
Les dirigeants vietnamiens ont peaufiné leur stratégie : ils n'arrêtent
plus les gêneurs, ils les isolent. Ils épient, filtrent et coupent les communications
téléphoniques, «amadouent les uns avec quelque gloriole, les prêtres avec
une promesse de visa pour Rome», fulmine Chân Tin, 80 ans. «Mes amis
ont peur de se faire repérer par les policiers qui rôdent dans l'église.»
Les indomptables sont soumis à des méthodes plus musclées: en janvier 1998,
Chân Tin et Nguyên Ngoc Lan, ancien séminariste, docteur en philosophie, ont
été jetés au bas de leur moto à coups de pieds alors qu'ils se rendaient aux
funérailles d'un ami. «Les policiers témoins de cet accident n'ont pas bronché»,
raconte Lan, l'ancien séminariste de 70 ans qui n'a plus, aujourd'hui,
que la peau sur les os, «35 kg de détermination». Il trouve encore la
force de rire sous cape en racontant la blague chuchotée dans le tout-Saïgon:
«Clinton a refusé de se rendre au mausolée de Ho Chi Minh, le monument est
donc fermé pour réparation annuelle, le temps de la visite.»
«Ainsi va le Vietnam, et le Vietnam va mal», conclut Lê Dat.
Personne ne souhaite ni ne croit à une révolution. On préfère parler d'évolution.
«La carapace semble intacte mais le régime n'a plus d'idéologie», estime
Nguyen Ngoc Lan. Les stratèges de Hanoï sont passés du «dôc lâp», indépendance,
premier slogan du régime, au «do la», prononciation locale du dollar.
Les dirigeants «ont peut-être été des patriotes, mais ils ne sont plus que
des caciques ignorants et cupides», ajoute Lê Dat, pour qui la corruption
est partout. «Les procès font du bruit, mais se cantonnent aux fonctionnaires
intermédiaires», regrette-t-il.
Pour tenter de croire à cette lente réforme, Chân Tin s'accroche à
des détails: «Les journaux ne publient plus le panégyrique de Lénine pour
les anniversaires de sa mort, il n'a plus le droit qu'à une photo et une minuscule
légende.» Et aussi: «Les enfants de cadres du parti qui étudient aux
Etats-Unis ou en Europe auront peut-être appris à penser»...
Par Frédérique Martin - Le Figaro, le 16 Novembre 2000.
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