Retour humanitaire de vétérans au Viêt-nam
Bill Clinton entame
aujourd'hui une très
symbolique visite d'Etat de
trois jours au Viêt-nam.
Ce voyage est le premier
d'un président américain
depuis la fin de la guerre.
Hanoi considère le retour
des «Meo», l'équivalent
vietnamien de «Yankees»,
en paix et venant avec des
millions de dollars d'aide
et de perspectives
commerciales, comme une
victoire finale. Des
excuses américaines pour
cette guerre qui avait fait
trois millions de morts au
Viêt-nam, dont un million
de civils, sont refusées par
les anciens combattants
américains et les familles
des 58000 morts
américains du conflit.
GIO LINH (province de Quang Tri) -
Une lande de buissons noueux s'étend au loin, jusqu'au pied de
collines arrondies, de couleur ocre. Un fin rideau de pluie et de
brume estompe les crêtes chauves. Ces hauteurs, bombardées de
défoliant par les avions américains pendant la guerre du Viêt-nam,
sont demeurées sans végétation. Vingt-cinq ans après la fin du conflit,
la plaine terne que surplombent ces pentes stériles est toujours truffée
d'obus, de bombes, de mines et de restes humains.
Nous voici à Charlie-One, ancienne base d'artillerie américaine, dont
les canons pilonnaient les Viêt-congs infiltrés dans la zone
démilitarisée séparant les deux Viêt-nams. C'est dans cette région de
Quang Tri, au sud de l'ancienne ligne de démarcation, que se
déroulèrent la plupart des combats de la guerre, entre 1965 et 1975.
C'est aussi là que les B-52 déversèrent une bonne partie des 15
millions de tonnes de bombes et d'explosifs divers utilisés par les
Etats-Unis durant le conflit (1).
Champs de mines. Casqués et engoncés dans des cirés, une
vingtaine d'employés vietnamiens d'une ONG de déminage
britannique (Mines Advisory Group, MAG) sondent la terre
spongieuse mètre par mètre à l'aide de détecteurs de métaux.
Plusieurs champs de mines totalisant 120 hectares entourant
Charlie-One sont à déblayer. En deux ans, MAG en a nettoyé un
tiers, déterrant 132 mines, 4263 engins explosifs et trois corps de
Viêt-congs. «Le long de la DMZ, explique David Denman de MAG,
il y a comme ça des centaines d'hectares de terrain à déminer. A
travers tout le Viêt-nam, il y en a tellement qu'il n'existe même
pas de recensement à l'échelle du pays. Nous n'en sommes encore
qu'au tout début.»
Le déminage de terrains devant être rendus à la vie civile (le
«déminage humanitaire») est un domaine exigeant de grandes
compétences techniques; l'armée vietnamienne, qui n'utilise souvent
que des piques de bambou, ne dispose tout simplement pas des
ressources suffisantes. Pourtant, seules deux autres petites ONG
internationales de déminage sont à pied d'œuvre sur l'ancienne DMZ.
Selon Hanoi, 350000 tonnes d'engins explosifs sont toujours enfouis
au Viêt-nam, et plus de 102000 personnes ont été tuées ou blessées
par ceux-ci depuis la fin du conflit.
Les enfants tués ou handicapés se comptent par dizaines dans la
bourgade voisine de Dong Ha. Des milliers de familles gagnent ici leur
vie en récupérant le métal des armements laissés par l'armée
américaine (généralement revendu au Japon). Le mois dernier, trois
habitants de Dong Ha ont encore péri dans l'explosion d'une bombe
que l'un de ces téméraires était en train de scier en deux. Dans toute
la province de Quang Tri, on déplore chaque mois en moyenne quatre
enfants handicapés par les explosifs.
Terribles bombardements. Un ancien combattant nord-vietnamien,
le colonel Hong, 45 ans, surveille ce jour-là le déminage de
Charlie-One. Il se souvient des terribles bombardements des B-52:
«La seule chose à faire lorsque tombaient leurs bombes d'une
tonne, c'était de s'allonger bouche ouverte, dos contre terre; car
à plat ventre, le souffle terrible écrasait littéralement les
poumons sous le poids du corps.» Avec d'autres vétérans bo-doï
(soldats viêt-congs, ndlr) de Dong Ha, le colonel Hong a accueilli
la semaine dernière un groupe d'une douzaine d'anciens GI's.
Ce n'était pas la première fois que des vétérans US venaient se
réconcilier avec leurs ex-ennemis. Une moyenne d'un groupe par
mois visite le pays, et en particulier la DMZ. Mais pour la
première fois, ils apportaient une carte dressée par leurs soins
mentionnant des lieux où les forces américaines avaient tué des
Viêt-congs en nombre. S'il reste quelque 1 500 Missing in action
(MIA) américains au Viêt-nam, les «MIA» vietnamiens sont, eux,
au nombre de 300000. Le geste a donc été apprécié, même si la
méfiance demeure. «Il faut refermer le passé et regarder l'avenir,
dit Hong avec un sourire. Les Américains doivent comprendre
d'eux-mêmes qu'ils ont une dette envers le Viêt-nam. Mais le
Viêt-nam ne mendiera jamais de compensations.» «Quand ils
viennent ici, commente David Denman, les vétérans américains
s'attendent à être reçus à coups de pierres par la population.
Mais ils sont toujours très bien accueillis et repartent surpris et
séduits.»
«Le jour où j'ai pu parler avec des Viêt-congs, sympathiser avec
eux, a été un grand jour pour moi», raconte Suel Jones, un ex-GI
qui a effectué des missions de combat sur la DMZ en 1968. Blessé
deux fois, il explique «n'avoir réalisé que des années plus tard»
qu'il avait «pris part à une guerre "immorale"». En Alaska, où il
habite, il tente de recueillir des fonds pour des projets
humanitaires au Viêt-nam. Mais, dit-il, «c'est très difficile de
mobiliser les vétérans américains». Malgré tout, de plus en plus
d'entre eux souhaitent s'impliquer.
A Dong Ha, le Fonds américain des vétérans du Viêt-nam
(VVAF) a construit en 1997 une école primaire de 200 élèves,
équipée d'ordinateurs. Quelques vétérans viennent aussi de temps
à autre planter symboliquement des arbres sur les terrains
déminés du sud de la DMZ. Washington s'y est mis en offrant l'an
dernier, pour la première fois, au ministère vietnamien de la
Défense, quelque1,8 million de dollars affectés au déminage.
Chuck Searcy dirige à Hanoi le bureau d'une autre association de
vétérans, le Memorial Fund (qui a financé la construction du mur
du mémorial à Washington). Il compte entamer bientôt des
opérations de «déminage humanitaire», de réhabilitation des
zones aspergées par l'agent orange (le défoliant contenant de la
dioxine) par les avions américains, ainsi que la construction
d'hôpitaux spécialisés pour les enfants nés malformés en raison
de ce poison.
«Obligation morale». Installé à Hanoi depuis plusieurs années
pour préparer le terrain, l'ancien officier de 56 ans a appris la
langue - chose qu'il avait négligée lors de son séjour en tant
qu'engagé, en 1968. «Ce n'est pas un sentiment de culpabilité qui
m'a ramené ici, mais plutôt une sorte d'obligation morale très
personnelle, explique-t-il. Le gouvernement américain a éludé
pendant vingt-cinq ans ses responsabilités dans la guerre, les
destructions et les dévastations qu'il a provoquées. A mon petit
niveau, il m'a semblé important d'essayer de rendre au Viêt-nam
ce qui lui est dû, et de le faire de manière constructive. Comme
pour la plupart des vétérans, la guerre a été pour moi
l'expérience la plus profonde de toute ma vie. Après avoir quitté
le Viêt-nam, soulagé d'être en un seul morceau, je n'ai cessé de
me remémorer mes amis américains et vietnamiens laissés
derrière moi et la douleur infligée aux gens de ce pays. J'avais
beaucoup d'amis vietnamiens lorsque je vivais à Saigon et, au
travers des conversations que j'avais avec eux, j'avais commencé
à sympathiser avec le dilemme qui était le leur.»
Colère et amertume. De fait, à peine rentré aux Etats-Unis,
Searcy s'est engagé dans le mouvement pour la paix. «Au
moment où j'ai quitté le Viêt-nam, j'étais rempli de colère et
d'amertume car je savais à ce moment-là que le gouvernement
américain n'avait rien compris à ce peuple, à sa culture et à son
désir profond d'indépendance. Pour le jeune Américain patriote
de 22 ans que j'étais, ce fut un grand choc. Et j'ai toujours su que
je reviendrai un jour.».
(1) Soit environ 280 kg d'explosifs par habitant.
Par Philippe Grandreau - Libération - le 16 Novembre 2000.
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