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Au coeur du delta du Mékong - Vue sur Bali

«On finirait par voir tout noir avec ce soleil» - Nicolas Bouvier, L'usage du monde

Samedi, 19 octobre 2002, Dom Doi, province de Ca Mau, Vietnam. Il n'est pas encore 8 heures du matin, mais le soleil tape déjà fort. Monsieur Loi et moi-même sommes assis en bordure de l'eau, sur des palmes de nipa fructicans. Autour de nous, la mangrove, ce monde amphibien, entre terre et mer, eau douce et eau salée, grouillant de vie. L'un de ses fils y exploite un étang consacré à l'aquaculture, plus exactement à l'élevage des crevettes, nouvel or des rivages de la région.

En effet, à l'occasion d'un projet de recherche sur l'expansion des territoires agricoles et sur la gestion parfois désastreuse des littoraux du Sud-Est asiatique, je suis venu dans le delta du Mékong, en compagnie de collègues-chercheurs vietnamiens, rencontrer quelques paysans. Hier, nous avons fait la connaissance du fils de Monsieur Loi. Aujourd'hui, après plus d'une heure de navigation en canot à moteur rapide dans le dédale des défluents du grand fleuve et des multiples canaux qui les relient, je suis revenu voir le père, lequel connaît bien la langue française. Cette connaissance remonte à l'époque de l'administration française, alors qu'il avait travaillé comme régisseur d'une grande plantation de Cochinchine.

«Notre» région

Monsieur Loi aura bientôt soixante-dix ans; comme bien des Vietnamiens de son âge, il a eu une vie, disons, riche et mouvementée. Il a vécu la guerre française tout comme l'américaine. Et, ce qui est plus important, il s'est battu pendant les deux guerres. Si on ne sait pas trop de quel côté il se situait au cours de la première -- ce ne le fut pas pour tout le monde -- il semble certain qu'au cours de la seconde il se soit engagé aux côtés des Américains. Il ne me dit pas directement -- d'ailleurs nous parlons peu de la guerre en tant que telle, sujet qui n'intéresse plus beaucoup les Vietnamiens -- mais c'est ce que je déduis des diverses allusions dont il parsème son discours. J'apprends aussi, et cela il me le dit clairement, que l'un de ses fils marchait derrière les chars qui entrèrent à Saïgon le 30 avril 1975, jour de la consécration de la victoire communiste. Cela a sans doute contribué à la réhabilitation de Monsieur Loi.

Comme il ne parle plus le français très souvent, il s'exprime lentement, doucement, me regardant droit dans les yeux. Il n'a jamais quitté le Vietnam, mais il a beaucoup lu et, de toute évidence, connaît bien l'histoire de l'Asie du Sud-Est. D'ailleurs, lorsqu'il apprend que j'ai réalisé mes études de doctorat à l'Université de Singapour à la fin des années soixante et que je fréquente la région assidûment depuis lors, c'est lui qui me questionne. Nous parlons d'agriculture et de politiques agricoles, mon domaine de recherche privilégié, de politique tout court aussi, et de tous les bouleversements qui ont animé « notre» région -- il a compris que je suis un peu chez moi ici --, l'une des plus riches au monde au plan culturel et l'une des plus dynamiques au plan politique et économique. Nous parlons, en fait, de tout, y compris de l'Indonésie et de sa révolution verte, tout comme de sa classe politique et du pouvoir qu'y exercent les militaires; de tout, sauf de l'île de Bali, ce monument culturel au coeur du grand archipel déjà si bien pourvu à ce chapitre. Bref nous demeurons loin de Kuta, cette plage balinaise sublime et totalement déserte lorsque je m'y étais rendu pour la première fois en 1969. Pourtant.

«Ils sont mieux avec les bombes»

C'est Monsieur Loi qui aborde le sujet, d'abord indirectement. Nous parlons de la puissance économique et militaire des États-Unis, de leur nouvelle présence dans la région, en particulier depuis la crise économique de 1997. Vaincus militairement, par nous précise-t-il, les Américains sont demeurés les plus forts. En fait, ils sont encore plus forts qu'ils n'étaient. Mais «ils ne comprennent pas plus qu'autrefois»; ce sont ses mots. «Ils sont trop forts avec les bombes.» Je comprends de moins en moins. Il ajoute : «Ils sont mieux avec les bombes.» Avec hésitation, je tente de rectifier : «Vous voulez dire : ils sont meilleurs, ils sont les meilleurs avec les bombes.» «Non, non, insiste-t-il, ils sont mieux, ils se sentent mieux avec les bombes, comme à Kuta la semaine dernière».

C'est le soleil, me dis-je, et je lui suggère que nous nous rapprochions des palétuviers, pour profiter de leur ombre. Celle-ci est chiche, il y fait tout aussi chaud, et puis il y a les moustiques, la vase. Mais la diversion m'a permis de reprendre mes esprits. Je dis à Monsieur Loi : «Vous ne voulez tout de même pas laisser entendre que ce sont les Américains qui sont derrière un pareil attentat; ce n'est tout de même pas possible.» «C'est possible, il y a beaucoup d'Américains partout où ils vont, il y a des bombes ils veulent tout régler avec les bombes», ajoute-t-il de façon énigmatique.

Je ne suis pas sans savoir que les militaires indonésiens en veulent à la présidente Megawati Sukarnoputri, elle-même en partie balinaise, et qu'ils sont capables des pires coups pour tenter de la déstabiliser. Mais de là à susciter un pareil carnage ? Et quel pourrait être le rôle des Américains, ou de certains d'entre eux, comme semble le laisser entendre Monsieur Loi ? Ne sait-il pas que l'organisation terroriste al-Qaïda a infiltré les organisations islamistes indonésiennes, en particulier le Jemaah Islamiya ?

Je demeure incrédule et trouve un peu difficile de poursuivre la conversation. Alors j'en change le sujet et nous revenons à l'objet officiel et principal de ma présence au coeur du delta du Mékong. Celui-ci, qui avait reçu sa large part de bombes, de napalm et autres agents Orange pendant une dizaine d'années, est devenu une nouvelle frontière pour les initiatives vietnamiennes de reconquête de leur espace national. C'est cela qui compte.

Mais j'ai peine à me concentrer sur le sujet. D'ailleurs, le ciel se noircit rapidement, la pluie va arriver. En fait elle est déjà là. Si c'est comme hier, elle apportera bientôt sa réplique cinglante à son alter ego, le soleil. Vite, le canot m'attend pour rentrer au chef-lieu de la province, ce qui ne m'empêche pas, avant d'y monter, de serrer longuement la main noueuse de Monsieur Loi. Je reviendrai. Pareille amitié l'exige.

Par Rodolphe De Koninck - Le Devoir - 4 novembre 2002
Géographe, l'auteur est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en études asiatiques auprès de l'Université de Montréal