Les styles architecturaux de l'outre-mer
Publication : Vietnam, à travers l'architecture coloniale,
d'Arnauld Le Brusq, photographies de Léonard de Selva.
Editions de l'Amateur, 240 p., 300 illustrations, 390 F (59,46
euros).
De la conquête, dans les années 1860, à la déclaration
d'indépendance par Ho Chi Minh, en 1945, la colonisation française
dans la péninsule indochinoise a laissé un patrimoine architectural et
urbain important. Partis trois mois au Vietnam en 1993 avec le projet
d'en établir l'inventaire et d'ouvrir les archives, l'historien d'art Arnauld
Le Brusq et le photographe Léonard de Selva publient, six ans après
leur enquête, un panorama du domaine bâti, de ses formes et de ses
ambitions, et un récit documenté du projet colonial et de sa
réalisation.
Passé trop proche et trop douloureux, l'histoire des colonies a été
longtemps écartée du champ des recherches, même dans ses
aspects les moins négatifs. Il a fallu attendre les années 90 pour voir
paraître les études dirigées par Jean-Louis Cohen et Monique Eleb
sur l'architecture moderne au Maroc et notamment à Casablanca.
Quant au travail d'enquête intitulé Vietnam, à travers l'architecture
coloniale, titre du livre qui paraît aujourd'hui, il a fait l'objet d'une thèse
soutenue en juin 1999 par Arnauld Le Brusq, ancien élève de
François Loyer, historien de l'architecture du XXe siècle. Au-delà du
propos architectural et de l'étude des modèles exportés par le
Second Empire puis par les Républiques successives, c'est un
panorama des mentalités de cette armée de bâtisseurs qui est
proposé et illustré par de nombreux récits, discours prononcés, ou
mémoires rédigées par les acteurs de cette histoire.
Construisant pour la permanence et la durée, ils ne ménagent pas
leurs forces pour imposer au pays un aménagement à l'occidentale,
des édifices d'apparat et de loisirs tournés prioritairement vers les
besoins des coloniaux, même si l'hygiène, la santé et l'éducation des
colonisés font aussi partie des priorités.
RETENUE DE L'HISTORIEN
Quel ton adopter, cinquante ans après la fin de cette période
historique ? Par l'abondance des faits, des réalisations et des points
de vue exprimés, l'auteur laisse au lecteur une grande marge
d'appréciation. Ses remarques d'ordre politique ou éthique sont
présentes en filigrane comme si l'historien se retenait de juger. Le
rôle des missions religieuses, les projets des militaires, les
programmes des politiques sont livrés pour ce qu'ils furent aussi :
une énergie à équiper et à construire, dont le résultat est encore
largement présent dans le pays. En historien de l'art, bénéficiant
d'une bourse Villa Médicis hors les murs, Arnauld Le Brusq s'attache
au débat architectural, dénouant les fils du modernisme (surtout
représenté par des touches d'Art nouveau et des exemples d'Art
déco) et du régionalisme, dont les styles coloniaux pratiqués en Asie
constituent une sorte de province éloignée. On y découvre comment
voyagent les idées et les techniques au service d'une autorité
toute-puissante. Le patrimoine colonial de Hanoï, capitale de l'Union
indochinoise (qui comprenait, à partir de 1887, la Cochinchine et les
protectorats de l'Annam, du Tonkin et du Cambodge) et des grandes
villes du Vietnam d'aujourd'hui (Saïgon, Huê, Dalat), illustre l'art de
bâtir dans son évolution, tout en restant sur le grand chemin du
conservatisme.
Acclimatant d'abord des figures connues de la représentation
architecturale en métropole, les architectes français construisent des
lycées, des hôpitaux, des bâtiments administratifs, des théâtres et
des palais de justice, comme ils le feraient à Limoges ou à Rennes.
L'Opéra de Hanoï en est l'exemple le plus connu, par sa silhouette
imitée de celle du Palais Garnier et par le dispositif urbain qui le
place au bout d'une perspective, comme d'autres monuments de la
capitale, à la manière dont Haussmann avait structuré Paris.
MIXITÉ FORMELLE
Il faut attendre les années 20, avec de nombreux exemples
d'hybrides d'Art nouveau sous les tropiques, et surtout l'arrivée
d'Ernest Hébrard en 1923 pour qu'apparaisse une mixité formelle plus
avouée. Jusqu'à sa mort en 1933, cet architecte va mettre au point
ce qu'on nommera le style « indochinois ». En intégrant des
éléments décoratifs empruntés aux modèles asiatiques et surtout en
adaptant ses constructions à l'intelligence du climat, Hébrard laisse
un grand nombre d'oeuvres comme le bâtiment des finances
(aujourd'hui Musée d'histoire), le Musée Louis-Finot et surtout
l'Université indochinoise. Les toitures à débords, équivalent du
casque dit « colonial » pour les mêmes motifs climatiques
- beaucoup de pluie, beaucoup de soleil -, les auvents et les
coursives aérées affichent un caractère original, loin de la
transposition purement académique qui prévalait au tout début du
siècle. L'académisme reviendra avec le monumentalisme à colonnes
de la poste dans les années 40. Quant aux modernes corbuséens,
ils resteront pratiquement absents. La colonie avait choisi son camp.
Par Michèle Champenois - "Le Monde" daté du 8 janvier 2000.
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