Annam, Huê l'éternelle de Michel Tauriac,
photographies de Renaud Marchand
L'humilité et la patience sont de rigueur pour pénétrer dans les enceintes sacrées de Huê, capitale de
l'Annam. Depuis le IIè siècle avant Jésus-Christ jusqu'aux bombardements de 1946 et de 1968, de
nombreuses dynasties -les Han, les Cham et bien sûr les Nguyên- se sont succédé sur cet
emplacement idéal, que ce soit pour sa situation stratégique ou pour son symbolisme mystique.
Mais ce sont les géomanciens qui ont déterminé précisément le lieu et la date de la construction de la
capitale impériale en 1683. Plusieurs fois pillée et ravagée, Huê est reconstruite en 1804, deux ans
après la victoire de Nguyên Anh contre les Tây Son, à l'époque où l'empire acquiert le nom de
Viêt-nam. Nguyên Anh, qui se proclame empereur sous le nom de Gia Long, suit de très près
l'édification de sa capitale, n'hésitant pas à donner lui-même des indications précises aux ingénieurs sur
les dimensions des remparts. Il est conseillé par un évêque français, Mgr Pigneau de Béhaine, qui lui
permet de connaître les ouvrages traitant de science militaire, en particulier ceux de Vauban. Et l'on ne
s'étonne plus, alors, devant l'étonnante familiarité de certaines photographies, témoignages subtils de la
connivence qu'il peut y avoir entre les humains par-delà les frontières et les époques.
Initié par un missionnaire à une visite hors du temps, le narrateur se plaît à multiplier les approches, non pas spatiales, mais
temporelles. Les grands empereurs se côtoient et apparaissent au fur et à mesure, en fonction des sites: à l'occasion du culte
avec immolation aux esprits du Ciel et de la Terre, lors d'une chasse au tigre, ou encore à l'occasion de funérailles. Le lieu
devient prétexte à évocation et à visualisation d'événements dont on ne sait s'ils sont réels ou imaginaires par un esprit
particulièrement sensible à la magie du site. Le fil conducteur de ce voyage est bien l'idée d'éternité que l'on retrouve accolée
au nom même de la capitale, comme si, défiant les lois humaines, les morts et les vivants n'en finissaient pas de se connaître et
d'échanger leurs existences.
Chaque pierre raconte une histoire ou plus précisément exhale l'image et les gestes de ceux qui ont vécu et souffert pour faire
de Huê la sublime capitale d'un pays féerique. L'ouvrage fait le choix de la subjectivité: si quelques chiffres et quelques dates
sont avancées, ils restent toujours au service de l'imaginaire qui s'empare des ruines et manifeste leur inestimable histoire. De
l'enceinte de sept mètres de haut et de dix kilomètres de long, des quatre kilomètres carrés de superficie, des milliers
d'habitants, des palais, temples, esplanades, laboratoires, universités, canaux ou rizières presque rien n'est dit. L'étude
minutieuse, archéologique, n'est pas le souci majeur de ce livre.
L'approche n'est donc pas froide et objective, mais fondamentalement humaine et riche d'émotions. Les photographies et leurs
teintes travaillées viennent souligner cette approche. Tendre camaïeu de demi-teintes, douce lumière qui vient caresser la
patine des murs, végétation généreuse: l'impalpable se donne à voir. Les illustrations sont retouchées par de délicates
aquarelles et les clichés noir et blanc sont tirés en sépia ou en noir bleuté. Ce parti pris rehausse encore le charme un peu
désuet des textes, lui conférant l'aspect suranné des créations humaines qui échappent à l'emprise du temps.
La cité impériale, les sépultures des empereurs et la ville elle-même sont ainsi présentées dans un mouvement qui restitue petit
à petit l'exubérance humaine à la désertion des ruines. On notera toutefois que les dernières pages présentent de manière très
précise les lieux et dynasties évoquées, le tout souligné par des plans référencés. Sans doute s'agit-il là d'une concession
accordée à tous ceux qui restent sensibles à une approche plus rationnelle des lieux. "Annam, Huê l'éternelle" permet donc de
vagabonder dans un site qui porte en son coeur l'atmosphère surnaturelle et artistique de ceux qui l'ont érigé. Malgré les
multiples outrages des hommes et de la forêt qui reconquiert patiemment ce qui lui a été extorqué, la cité se livre avec toute sa
puissance et sa grandeur.
Le parti pris est touchant et original: rares sont les ouvrages qui se permettent ainsi de se détourner de l'approche
quasi-médicale des livres traitant des grandeurs enfouies de l'histoire de l'humanité. L'audace du propos est assurée par le
parcours de l'auteur: Michel Tauriac, grand connaisseur du Viêt-nam, qu'il considère comme sa seconde patrie, et par la
spécialisation du photographe, Renaud Marchand, dans l'iconographie des sites classés patrimoine mondial par l'Unesco. Leur
alliance est à la hauteur de leur ambition. Tout concourt à faire de cet ouvrage une présentation hors du commun où esthétique,
imaginaire et histoire s'enchevêtrent. Un livre d'une force et d'une présence remarquables, témoignage émouvant d'un art de
vivre qui ne veut pas mourir.
Par Véronique Godfroy - Paru.com, le 15 Octobre 2000.
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