La révolte des anciens Viêt-côngs.
Suicides, immolations: les vétérans de la guerre ne
tolèrent plus la misère.
VIETNAM - Le régime communiste vietnamien n'a plus la cote, même auprès
de ceux qui ont combattu armes à la main contre l'occupant
américain. Les anciens combattants n'hésitent plus à critiquer la faillite économique du système.Certains versent dans la dissidence ouverte,s'immolent par le feu en signe de protestation, et prennent même la tête de rebellions paysannes que Hanoi s'efforce de cacher au monde extérieur.
«Entre un Viêt-nam développé, prospère, indépendant et
démocratique, et un Viêt-nam à orientation socialiste mais très pauvre, je choisis un pays prospère et démocratique...»
Le Van Mai lit à haute voix des extraits de la dernière lettre ouverte que le général Trang Do, vétéran auréolé de prestige, a
adressée au Parti communiste vietnamien (PCV) pour demander l'introduction du multipartisme.
Après une pause, il déclare: «Je suis du même avis. Les gens
ont faim alors que le pays est en paix. Le système
politique doit changer pour permettre au pays de se
développer afin de pouvoir nourrir ses enfants.»
Le Van Mai, 53 ans, est aussi un vétéran. Il résume
l'amertume et le ressentiment qu'éprouvent
aujourd'hui de nombreux anciens combattants de
l'Armée populaire du Nord-Viêt-nam communiste. Pour
la plupart fils de paysans, ils ont sacrifié leur
jeunesse pour l'indépendance et se retrouvent
toujours en bas de l'échelle sociale. Dans les
campagnes, ils sont paysans. En ville, ils sont
cyclo-pousse, vendeurs ambulants, réparateurs de
vélos...
Après des décennies de conflit, le pays compte
3millions d'anciens combattants. En dehors des
officiers et des 600 000 invalides de guerre, les
soldats démobilisés ne touchent aucune pension. Par
désespoir, et aussi en signe de protestation,
certains se suicident. En mai, un vétéran reconverti
en vendeur de glaces ambulant s'est immolé par le
feu devant le commissariat de Vung Tau (Sud), après
que la police lui eut confisqué son matériel.
En avril, à Hanoi, Nguyen Van Kinh s'est aspergé
d'essence sur la place Ba Dinh, face au Mausolée de
Ho Chi Minh, où est conservé le corps embaumé du
fondateur du PCV. Le vétéran est décédé des suites
de ses blessures. Il voulait protester contre la
corruption des cadres du parti, dans son village de
Ha Tay, affirment des proches.
Situation tendueL'année dernière, dans la province
de Thai Binh, à 80 km au sud de Hanoi, des milliers
de paysans ont manifesté dans plusieurs districts
pour s'opposer à la levée de nouvelles taxes
locales. Ils ont assiégé leurs mairies, pris en
otages des cadres, passé à tabac des policiers. Les
troubles ont duré plusieurs mois. La situation y est
encore très tendue, de l'aveu du chef du comité
populaire de la province. Selon des habitants, des
anciens combattants ont pris la tête de ces
révoltes.
«Les vétérans ont vu rouge quand les
policiers ont lâché des chiens sur les enfants lors
des premières manifestations. Ils ont appelé tout le
village à prendre d'assaut la mairie», raconte un bitant.
Comparé à d'autres, Le Van Mai n'a pas à se
plaindre. Il vit avec sa famille à Vinh, capitale
provinciale de Nhe Tinh, au centre du pays. Citadin,
éduqué, il donne des cours privés de mathématiques.
Sa femme vend des plats cuisinés. Leur budget
mensuel tourne autour de 600 000 dongs (50 dollars).
Assez pour joindre les deux bouts et envoyer leurs
trois filles au lycée. «Je connais des familles
d'anciens combattants qui survivent avec à peine 100
000 dongs et leurs enfants sont à la rue», raconte
Le Van Mai.
Province natale de Ho Chi Minh, Nhe Tinh est l'un
des grands «fiefs révolutionnaires» du PCV. La
région fut le théâtre d'une des premières révoltes
anticoloniales en 1893. Ensuite, elle vit l'éclosion
du mouvement des soviets dans les années trente. Nhe
Tinh a fourni un grand nombre de leaders
communistes. Ce qui n'empêche pas la région d'être
la plus déshéritée du pays. De violents typhons
détruisent régulièrement les récoltes.
Actuellement,le centre connaît une disette causée par une
sécheresse exceptionnelle au début de l'année (due
au phénomène El Niño).
Inégalités criantes.C'est dans les provinces
pauvres du centre du Viêt-nam que le «Doi Moi»
(faire du neuf) - le «socialisme de marché» adopté à
la fin des années 80 par le bureau politique et qui
s'est transformé en capitalisme sauvage - a généré
une multitude de mendiants et de chômeurs. Et les
inégalités les plus criantes. A Nhe Tinh, 70% des
enfants souffrent de malnutrition. Un adulte actif
sur deux est chômeur.
Aux alentours de la gare routière, la misère saute
aux yeux. Des bandes de gamins fouillent les
poubelles. D'autres harcèlent les passagers d'un bus
climatisé. Certains ont les jambes enveloppés de
bandes.«C'est à cause des rats qui viennent la nuit
nous grignoter les pieds quand on dort sur le
trottoir», explique un mendiant d'une douzaine
d'années. En haillons, l'oeil hagard, les cheveux
hirsutes, entassés entre leurs sacs de voyage, des
petits groupes de paysans, d'hommes et de femmes
attendent le bus pour migrer vers Hanoi, la
capitale, ou Ho Chi Minh-Ville (ex-Saigon), la
métropole du Sud et centre économique du pays.
Nguyen Dinh, 49 ans, a perdu un bras, arraché par un
éclat de bombe quelque part dans les hauts plateaux
de Kontum en 1972. Dinh, sa femme, et ses cinq
enfants habitent une chaumière au bord de la
nationale N1 qui traverse Nhe Tinh. Sans
électricité, ni eau potable. La terre est aride.
«Chaque année, on essaie de planter quelques
légumes, mais rien ne pousse», se lamente sa femme.
Les Dinh vivotent en vendant des jus de fruit aux
routiers. «Dès que les gosses ont 16 ans, ils
doivent se débrouiller seuls», dit le père. Ses deux
plus grands fils sont cyclo-pousse à Ho Chi
Minh-Ville. Il est sans nouvelle de sa fille aînée,
partie au Laos depuis deux ans.
Révoltes paysannes.Pour endiguer la disette et
prévenir une éventuelle explosion rurale, cette
année, le régime de Hanoi a interdit les
exportations de riz à l'étranger. Et aussi pour
obliger les rizeries du delta du Mékong, au sud, à
revendre leur paddy aux provinces du centre. Enfin,
pour calmer les esprits, quarante cadres de la
province du Thai Binh, où ont éclaté les révoltes
paysannes, ont été condamnés à de lourdes peines de
prison pour «abus de pouvoir».
Mais la fronde des anciens combattants, qui représentent jusqu'ici la légitimité du pouvoir du PCV, paraît s'être
installée pour durer.
«Je vis dans la misère, mes
enfants vivent dans la misère et mes petits-enfants
vivront dans la misère», dit Nguyen Dinh, l'invalide
de guerre. «Les cadres n'ont pas été au front,
ajoute-t-il. Aujourd'hui, ils sont riches».
Par Marina Nguyên - Libération, le 13 Novembre 1998.
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