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Histoire. Notre ami du Vietnam

Charles Fourniau qui a sillonné, 40 années durant, cette terre de grande culture, de sang et de larmes, nous parle d'un peuple à l'immense générosité.

Le Vietnam que j'ai vu, par Charles Fourniau, Éditions Les Indes savantes, 2003, 27 euros.

Imaginons un institut de sondages à vocation mondiale qui interrogerait les terriens sur le thème : Quel sont les pays dont l'histoire, au XXe siècle, vous a paru la plus passionnante ? Nul doute que le Vietnam arriverait souvent dans le groupe de tête !

Ce pays pas ordinaire, Charles Fourniau l'a sillonné, 40 années durant, de 1960 à aujourd'hui (et ce n'est pas fini), que ce soit comme journaliste, envoyé spécial permanent de l'Humanité de 1963 à 1965 (il signait ses articles du pseudonyme de " Michel Vincent "), comme historien, à la réputation internationale, ou comme responsable de l'Association d'amitié franco-vietnamienne. Il a, scrupuleusement, pris des notes, écoutant ses interlocuteurs, interrogeant, observant, scrutant. Ce sont ces carnets, réécrits, qu'il nous livre aujourd'hui, sous le titre, tout en modestie, comme lui-même, Le Vietnam que j'ai vu. L'auteur n'a pas souvent écrit à la première personne du singulier. Charles Fourniau ne nous dit pas : il faut penser ceci du Vietnam. Il nous dit : J'ai vu cela, à telle date, en tel lieu, au Vietnam. Raison de plus pour lire ces précieux carnets.

Réécrits, donc, pour les besoin de la publication, mais non re-rédigés. Car ces pages gardent la fraîcheur du premier regard qui en fait un vrai document pour l'Histoire. Si l'on y réfléchit bien, il ne sont pas si nombreux, les témoignages sur un pays, portant sur une aussi longue durée. A fortiori, et les lecteurs de l'Humanité y seront sensibles, sur un pays socialiste.

C'est d'abord, un peuple passionnant que l'on découvre avec lui. Charles Fourniau a bénéficié de la francophonie très répandue au Vietnam, au moins jusqu'aux années quatre-vingt, pour entreprendre le dialogue direct avec des centaines d'interlocuteurs, du cadre de village aux membres du gouvernement ou du Bureau politique. On devine, à la lecture de ses pages, combien il était attentif, respectueux de la parole entendue, même lorsque, çà et là, il indique qu'il n'était pas dupe de la " langue de bois " ou des outrances de tel ou tel. Il reconnaît avec honnêteté que sa qualité de communiste français lui a souvent ouvert des portes qui, sinon, seraient restées closes (sauf lorsque, correspondant de l'Huma, il se heurta, au milieu des années soixante, au clan maoïste, un temps dominant à Hanoi). Sa connaissance approfondie de la culture et de l'histoire du pays a fait le reste.

Charles Fourniau était au Vietnam quand ont commencé les bombardements américains sur le pays. Il a écrit sur ce drame les tout premiers reportages parus dans la presse internationale. Il a été un témoin de ce que signifie l'expression " guerre du peuple ", souvent galvaudée, mais qui prend, sous sa plume, de la chair. Son témoignage vaut d'être relu aujourd'hui, ne serait-ce que parce la mémoire collective a trop vite oublié cette guerre d'une longueur sans pareil, d'une violence inouïe, et que les plaies sur la société vietnamienne ne sont pas toutes cicatrisées (voir les souffrances actuelles des victimes de l'Agent orange). Certaines personnalités marquent particulièrement le lecteur. À commencer par Hô Chi Minh, que l'auteur a souvent et longuement côtoyé. Fourniau a été le dernier Occidental à le rencontrer, une semaine avant le décès du président. Il nous livre un portrait où perce certes l'admiration. Mais aussi une réelle affection pour ce dirigeant communiste hors du commun, modeste, à l'écoute de son peuple, à cent lieues des apparatchiks qui ont sévi si souvent en Europe de l'Est. Les autres grands interlocuteurs, cette fois-ci sur la durée, ont été Vo Nguyen Giap, le vainqueur de Dien Bien Phu et de bien d'autres batailles, et Pham Van Dong, longtemps premier ministre, dont la porte était toujours ouverte, j'en atteste, pour le journaliste de l'Huma.

Document d'Histoire, donc. Mais aussi document d'actualité. Car le Vietnam d'aujourd'hui vit une profonde transformation qui interroge ses amis les plus proches. Charles Fourniau ne le cache pas : parfois, il a une sensation de désarroi face aux aspects les plus spectaculaires de cette évolution. Mais cet état d'esprit laisse le lecteur sur une sensation étrange : plus on se rapproche de la période présente, plus la parole de Fourniau se libère. Il est, il sera toujours, l'ami du Vietnam. Mais, contrairement à une période précédente, l'ami a parfois le devoir de dire (ou d'écrire) ce qui le froisse. Le Vietnam, après la chute de l'Union soviétique, et devant l'hostilité de la Chine (certes, aujourd'hui, moins spectaculaire), s'est trouvé à la croisée des chemins. Il fallait, d'urgence, renoncer aux schémas du passé. " Hein ! camarade, on peut dire qu'on y a cru, au Grand Soir ! ", dit à Fourniau, dans un grand éclat de rire, Pham Van Dong. Mais cette formule, dans la bouche du plus proche compagnon d'Hô Chi Minh, ne signifie nullement que l'espoir révolutionnaire doit céder la place au " raisonnable ", c'est-à-dire à l'acceptation des règles du libéralisme sauvage. Elle signifie que ce projet transformateur doit prendre d'autres formes, afin de (tenter de) se frayer, jour après jour, une voie nouvelle, dite socialisme de marché. Le raisonnement d'aujourd'hui, à la différence de celui du passé, ne précède pas le mouvement, il l'accompagne, il tente modestement de l'interpréter, au milieu de difficultés, de tâtonnements, dans un mouvement permanent que, si nous osions ce mot passé de mode, nous qualifierions de dialectique.

Les cent dernières pages du livre de Charles Fourniau nous paraissent un modèle d'approche, tour à tour pointilliste et globalisante, de cette société en mutation accélérée. Si vous envisagez de vous rendre au Vietnam, ne cherchez pas plus longtemps un compagnon : reportez-vous à ces pages, non pas lumineuses, car la réalité ne l'est pas, mais éclairantes. Et si, par malheur pour vous, vous n'allez pas au Vietnam, lisez tout de même le Fourniau, car il se pourrait bien que le sort du socialisme se joue aussi là-bas.

Les certitudes du passé étaient confortables. On sait où elles ont mené. Les interrogations du présent sont dérangeantes ; au moins laissent-elles la porte de l'avenir entr'ouverte. L'auteur rappelle une formule d'un grand historien vietnamien, son ami de toujours, Phan Gia Ben : " Je suis anxieusement optimiste. ". Joliment trouvé.

Et si cette formule nous (c'est-à-dire pas seulement les Vietnamiens) aidait à vivre ?

Par Alain Ruscio - L'Humanité - 2 mars 2004.