Le destin d'Albert Nguyen, né Français à Saigon
Né Français en Indochine, Albert Nguyen se sent aujourd'hui Vietnamien en France.
Il n'a pas connu la guerre du Vietnam qui a tant mobilisé sur les campus occidentaux. Il n'a pas connu la fuite insensée des boat-people qui se sont jetés sur des embarcations de fortune pour échapper à une dictature impitoyable, s'offrant en proies faciles aux pirates qui écumaient la mer de Chine. Albert Nguyen s'en excuse. Il est un sujet bien banal. Son histoire, pourtant, n'est pas ordinaire. Elle a pour toile de fond, au commencement, « la plus belle des colonies » : l'Indochine. Albert Nguyen naît en 1946 dans les environs de Cholon, littéralement le « grand marché », un quartier de Saigon tenu par les commerçants chinois. Saigon est alors la capitale prospère de l'Indochine. Et dans la famille Nguyen, on a choisi d'être Français, sans renier tout à fait les origines asiatiques. C'est ce que disent les prénoms conjugués du petit Albert -qui s'appelle également Tan Thien- et ceux de ses sept frères et soeurs.
La fierté d'être Français en Indochine
Le père, d'abord secrétaire à l'arsenal, avant de travailler comme comptable au laboratoire Roussel, jusqu'à la chute de Saigon en 1975, assume pleinement sa francophilie et s'acquitte même de la « taxe de séjour », celle que doivent payer les colons. Les enfants vont à l'école « française ». « Nous nous sentions privilégiés et on nous considérait comme tels. Nous en tirions une certaine fierté ». A Nha Trang, où il entre à l'internat des Frères des écoles chrétiennes, puis à Da Lat, le jeune Albert découvre... la Seine, la Loire et ses châteaux. Il lui suffit de fermer les yeux pour imaginer des champs de blé et la neige. Les hévéas qui jouxtent la maison familiale, près de Cholon, et les champs de riz ne constituent qu'un décor lointain. Comme la guerre qui secoue le pays... Le petit Albert des antipodes adopte ses ancêtres gaulois.
1954 : la fin de la Vache-qui-rit
« Les années de mon adolescence sont aussi celles où le pays a connu la paix », se souvient-il. La rupture avec la France, en 1954, laisse l'enfant de huit ans presque indifférent : « Le seul changement pour nous était la pénurie qui touchait certains produits importés de métropole : le chocolat, les gâteaux, la Vache-qui-rit, le beurre en boîte de conserve ». Son bac en poche, le jeune Albert suit des études de pédagogie et de psychologie, enseigne dans des collèges et quitte, en 1968, le Vietnam. Au moment même où son pays natal sombre, jour après jour, dans une guerre impitoyable. Mais il est étranger à cette histoire. La concordance des dates n'est que le fruit du hasard qui lui aura épargné l'enfer... Ce qui mène le jeune Albert brièvement en Malaisie, puis en Thaïlande, ce sont les études. Il apprend le thaï, l'anglais, l'espagnol (en cours du soir). Rencontre son épouse. Et découvre le monde du tourisme : il vient de prendre pied dans le secteur d'activité qu'il ne quittera plus et qui commandera toutes ses pérégrinations. L'histoire, la grande, se charge, elle, de le faire venir en France.
« A 78 ans, mon père a tout perdu »
A la chute de Saigon, la possibilité est offerte aux Vietnamiens nés Français d'émigrer en métropole. C'est le choix que fait toute la famille d'Albert Nguyen, à l'exception de la fille aînée, Pauline, retenue au Vietnam où son mari, trop proche du pouvoir allié aux Américains, est envoyé en camp. « Mes parents sont venus s'installer en Avignon. A 78 ans, mon père avait travaillé toute sa vie et avait tout perdu ». Albert, lui, débarque à Paris avec son épouse. « C'était l'aboutissement d'un rêve ». Jet Tour lui ouvre ses portes. Trois ans plus tard, il entre chez Air Alliance, spécialiste de l'Asie et de l'Amérique latine. En 1981, il opte pour le département « voyages » du Crédit mutuel et vient à Strasbourg. C'est là qu'il dirige aujourd'hui l'agence d'un voyagiste lorrain, Schon-Brullard. L'arrivée en France s'était faite sans difficulté : « La communauté asiatique vietnamienne est d'une grande discrétion ». A son départ pour Strasbourg on lui a glissé cet avertissement : « Les Alsaciens ne sont pas commodes ».
Des Alsaciens francs et disciplinés
Il se fait sa propre opinion : « C'est vrai qu'ils sont assez froids, hautains au premier abord. Mais à force de travailler avec eux, on finit par les apprécier. Ils respectent leur parole, sont francs et disciplinés ». Pour Albert Nguyen, le chemin de l'intégration passe alors par « l'efficacité dans le travail » : « il m'a fallu deux ans pour faire mes preuves ». Au Vietnam, Albert Nguyen se sentait français. Aujourd'hui en France, il se sent Vietnamien. A Strasbourg il renoue avec ses origines, accepte la présidence de la petite communauté des catholiques vietnamiens. Enfant, ce sont les châteaux de la Loire et la tour Eiffel qui peuplaient son imaginaire. Aujourd'hui, il lui arrive de penser aux paysages de sa jeunesse. « Evidemment, en vieillissant, on éprouve l'envie de rentrer chez soi. Au Vietnam, ou en Thaïlande, où mon épouse est née. On aimerait retrouver les personnes que l'on a connues, mais on se rend compte qu'au pays, ceux qui vous étaient proches, ont disparu et que vos amis sont ici, en France... En 1993, lorsque je suis retourné pour la première fois au Vietnam, j'ai découvert mon pays d'origine comme si je n'y avais jamais habité. » Nostalgie d'un pays ou celle, plus banale, de l'enfance perdue ? Peut-être, car Albert Nguyen ne laisse paraître aucune amertume. Le destin l'a poussé plusieurs fois vers de nouveaux horizons. Il est allé son chemin avec l'envie de prendre et de retenir le meilleur de chaque étape de sa vie : « Dieu m'a doté d'une forte capacité d'adaptation ». La souplesse et la discrétion vietnamiennes ; le franc-parler et l'esprit critique français ; le sens de la discipline et de l'organisation des Alsaciens : ce pourraient être les héritages d'Albert Tan Thien, né Français en Indochine. A ce jour -et depuis 22 ans- installé en Alsace.
Par Christian Bach - Les Dernières Nouvelles d'Alsace - 8 Août 2003.
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