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La victoire de Diên Biên Phu vue par un historien français

À l'occasion du prochain 50e anniversaire de la victoire historique de Diên Biên Phu, le 7 mai 1954, nous tenons à reproduire ci-après, l'article de l'historien français Alain Ruscio (1). Diên Biên Phu : Les échos français d'une bataille, 1954-2004

Depuis 50 années, il s'est publié, en France, de très nombreux ouvrages sur la bataille de Diên Biên Phu ou, plus généralement, sur la fin de la "première" guerre d'Indochine. La plupart examinent les aspects militaires, évidemment vus dans une perspective française, ce qui est bien normal (général Navarre, Jean Pouget, colonel Rocolle, Jules Roy, etc). Une autre catégorie d'ouvrages est plus axée sur le contexte international, les relations diplomatiques, en particulier sur la Conférence de Genève.

Depuis fort longtemps, je me suis intéressé, pour ma part, à l'opinion publique française, ce qui n'avait jamais été fait auparavant. Comment les Français de métropole, en 1953-1954, ont vécu l'événement Diên Biên Phu, comment ont-ils réagi ? Serge Tignères, jeune historien, excellent connaisseur du Vietnam, a pour sa part étudié l'impact de Diên Biên Phu dans l'opinion française entre août 1954 et nos jours. C'est dire l'importance de sa contribution.

À nous deux, donc, nous pouvons présenter un demi-siècle d'histoire française face au phénomène Diên Biên Phu (mais aussi Genève). C'est un travail sur la mémoire. Son sous-titre, d'ailleurs, parle de lui-même : "Les échos d'une bataille, 1954-2004".

Parmi les réactions des contemporains, ce qui surprend, c'est la totale illusion dans laquelle vivaient beaucoup de responsables français. Intoxication ou auto-intoxication ? Difficile à dire. Mais, jusqu'à l'hiver-printemps 1954, certains prédisaient encore la victoire du Corps expéditionnaire... pour un lendemain toujours repoussé. Ils s'appuyaient pour cela sur l'aide des États-Unis et sur la fiction de l'armée de Bao Dai. Or, c'est aujourd'hui l'objet d'un large consensus : même sans Diên Biên Phu, la France ne pouvait pas gagner cette guerre : le peuple vietnamien soutenait dans son immense majorité le gouvernement présidé par Hô Chi Minh. Là était la clé de la supériorité de l'armée populaire.

Avec Serge Tignères, nous avons voulu mettre en permanence en parallèle la façon dont les Français ont compris (ou n'ont pas compris) Diên Biên Phu. On s'aperçoit que les dirigeants politiques ont menti, que la presse n'a pas toujours respecté son devoir d'information, bref, que le mythe a souvent supplanté la réalité. Pourquoi ? Dans l'opinion française, la guerre d'Indochine n'a jamais été véritablement populaire. Jamais, par exemple, on n'a vu de manifestations de soutien à l'armée française. D'ailleurs, les soldats du contingent n'ont jamais été envoyés, les gouvernements craignant trop les réactions hostiles de l'opinion. En fait, les "Français moyens", soit n"étaient pas d'accord, soit se désintéressaient de ce conflit. Pourquoi ? Ils sentaient bien que le Corps expéditionnaire défendait des intérêts coloniaux, puis les positions de l'impérialisme américain. Ajoutez à cela que le Parti communiste français a mené une dure bataille de dénonciation de la guerre. Un grand nombre de militants communistes, comme par exemple Henri Martin et Raymonde Dien, ont connu la prison, alors. D'autres, je pense à Jean-Paul Sartre, à Claude Bourdet, ont mené une lutte courageuse contre la guerre.

Joseph Laniel, l'un des derniers présidents du Conseil de l'époque (mai 1953-mai 1954) l'a du reste fort bien dit : cette guerre était "impopulaire". Que faire, alors, pour s'opposer à la "guerre populaire" sous la direction du général Vo Nguyên Giap ?

La bataille de Diên Biên Phu a eu un écho considérable chez tous les peuples opprimés, en particulier ceux qui connaissaient encore la domination coloniale française. L'indépendance obtenue par les peuples du Cambodge et du Laos découle en partie de la victoire du peuple vietnamien. En Afrique noire, au Maghreb, les nationalistes suivaient avec admiration et espoir les luttes de l'armée populaire vietnamienne. Ce n'est pas pour rien que la guerre d'Algérie a commencé trois mois après les Accords de Genève.

Un officier du Corps expéditionnaire, Jean Pouget, a dit que Diên Biên Phu était "le 14 juillet de la décolonisation". Je crois que c'est vrai. Mon collègue Serge Tignères a, pour sa part, suivi la trace de la bataille dans la mémoire collective des Français, après 1954. Comment, au fil des années qui suivirent et quasiment jusqu'à nous, le souvenir de ce dernier affrontement s'est il transmis de génération en génération. Comment a-t-il vécu ? Comment a-t-il traversé le temps ? Dans la mémoire de l'homme de la rue, bien sûr, pour qui le nom de la cuvette du pays thaï suscite d'indéniables réminiscences ; et pour les militaires surtout, humiliés par le revers et pour qui l'Indochine représentait plus qu'un simple champ de bataille. Dien Bien Phu s'est installé comme un point sensible de la mémoire, une plaie à vif qu'il suffit de stimuler pour voir surgir des images, des mots, des décors, des personnages emblématiques, des idéologies et des sentiments exacerbés.

Les années ont passé. Écrire un tel ouvrage, pour nous, n'a pas eu pour objectif de raviver ces plaies, d'entretenir les haines. Au contraire. Nous pensons apporter une preuve de plus que les relations franco-vietnamiennes ne peuvent être basées que sur l'amitié, dans la paix. Aujourd'hui, le respect mutuel l'emporte, et c'est bien ainsi.

(1) Alain Ruscio & Serge Tignères, Diên Biên Phu, mythes et réalités. Les échos d'une bataille, 1954-2004, Paris, Ed. Les Indes Savantes, à paraître en avril 2004

Le Courrier du Vietnam - 30 Avril 2004.