Ces enfants adoptés au Viêt-nam ont-ils été achetés?
Le procureur de Nantes poursuit dix familles
pour leur «ouvrir les yeux».
NANTES - Dx familles ayant adopté des enfants vietnamiens
sont passées le 17 décembre devant le tribunal
de Nantes, lequel doute de la légalité des
procédures. Leur nouvel enfant présent à leurs
côtés, les familles doivent ensuite boucler les
démarches officielles pour obtenir l'adoption
plénière, garante d'un lien familial maximum:
l'enfant change alors de nom et prend la nationalité
française. Dans le huis clos du tribunal nantais,
quelques questions ont aiguillé les débats: «Ces
enfants adoptés au Viêt-nam ont-ils été achetés?
Certains sont-ils nés pour constituer un capital,
monnayable grâce à l'adoption?»
Le prix du voyage, les frais du séjour et des
démarches légales ont évidemment un coût, mais
celui-ci ne représente pas le prix d'un enfant. Dans
toutes les procédures contestées, les sommes versées
avoisinent les 3 000 dollars par adoption (environ
16 800 F), «dans un pays au revenu annuel moyen de
275 dollars», note Louis-Denis Hubert, procureur
adjoint chargé des affaires civiles au parquet de
Nantes. Ce magistrat a compétence pour toute la
France, Nantes étant le siège de l'état civil des
Français nés à l'étranger. «Ces sommes, versées aux
intermédiaires, interprètes, tenanciers d'hôtels de
Hanoi et comités populaires, sont disproportionnées,
estime Louis-Denis Hubert. Et, dans bien des cas,
les enfants sont remis à la famille avant même que
le comité populaire ait statué sur l'adoption. Des
familles françaises se sont aussi vu confier des
enfants directement par les parents biologiques
vietnamiens: il y a là le risque, à défaut de la
preuve, d'un versement direct à ces familles
vietnamiennes», estime le procureur adjoint.
Filières mercantiles. Après le Brésil et la
Colombie, le Viêt-nam est devenu le principal pays
d'origine des adoptions internationales en France: 1
358 enfants en 1997 et autant cette année, soit près
de la moitié du total des adoptions en France. Les
raisons? Les procédures, sur place, sont
relativement faciles. Selon la Mission adoption
internationale (Mai) du ministère français des
Affaires étrangères, la durée de séjour des
adoptants au Viêt-nam était de moins de quinze
jours, voire de moins d'une semaine à Hanoi, au
cours de l'été 1997.
Pour tenter de parer aux filières mercantiles, le
consulat de France à Hanoi fait remplir un
formulaire aux familles adoptantes. Objectif:
repérer les intermédiaires récurrents, considérés
comme soupçonnables de transactions louches. «C'est
une véritable démarche vichyste, encourageant la
délation et constituant un fichier parallèle»,
proteste Hervé Puiroux, Nantais marié à une
Vietnamienne, ayant adopté une petite fille en 1996
et membre de l'association Enfance et Famille
d'adoption. «En se mettant à fliquer le Viêt-nam, on
reproduit l'attitude colonialiste: on les considère
comme des arriérés. Les tribunaux français en
arrivent à remettre en cause des documents légaux,
validés par les autorités vietnamiennes, estime
Hervé Puiroux. C'est de l'ingérence judiciaire,
alors que les tribunaux n'ont compétence que pour
débusquer les intermédiaires véreux en France, et il
y en a.» Il propose plutôt d'aider les Vietnamiens à
«réguler l'adoption», en s'appuyant par exemple sur
l'Union des femmes, un service social organisé «qui
constitue une certaine garantie.»
Réseaux douteux. Pour autant, Hervé Puiroux
reconnaît qu'il existe des réseaux douteux: «Il y a
des trafics, c'est évident: des chauffeurs de taxi
ou d'autres intermédiaires, et même un docteur en
droit, ancien combattant du Sud, qui organise une
filière vers la région de Nice, et emploie quatre
personnes pour mener les démarches contre
rémunération. Les familles adoptantes qui passent
par lui ne mettent même pas les pieds au consulat de
France, qui est au courant.» Coût des papiers administratifs et des traductions: environ 3 000 F.
En payant le triple, ou plus, on a de sérieux
risques de dérives. «Mais il faut se replacer dans
le contexte culturel. En Asie, la pratique de cadeau
est normale. Certaines familles du Delta sont très
pauvres...»
Le procureur adjoint Louis-Denis Hubert ne souhaite
pas de sanction judiciaire contre ces couples
français, «de bonne-mauvaise foi, aveuglés par leur
désir d'enfant». Le magistrat propose de leur
refuser l'adoption plénière, pour n'accorder que
l'adoption simple, l'enfant gardant son nom
d'origine. Le tribunal tranchera le 14 janvier. Mais
le message s'adresse aux futurs candidats à
l'adoption vietnamienne, pour qu'ils ne ramènent
plus des enfants en bafouant les règles de droit.
Pour sa part, le procureur dit souhaiter avant tout
«ouvrir les yeux» aux familles.
Par Nicolas de la Casinière - Libération, le 25 décembre 1998.
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